Portrait
L’habitant du Nord vaudois recevra ce printemps son 60e permis de chasser. Un fait rare pour une passion dévorante, ossature de toute une vie

Les gens de la montagne sont tout en pudeur et en rudesse. Au téléphone, Daniel Gaille a commencé par refuser notre proposition, ne voyant pas l’intérêt «de faire de la publicité pour sa personne dans le journal». Il a fallu insister. L’homme recevra ce printemps son 60e permis de chasse lors de l’assemblée générale de la Fédération des sections vaudoises de la Diana. Un fait rare. «Vous avez réussi à me convaincre de parler de ma passion, mais je ne sais pas si vous arriverez à m’arrêter», finira-t-il par glisser, soudain un brin malicieux, au moment de donner rendez-vous chez lui, aux Rasses, village accroché au balcon du Jura vaudois.
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La maison de Daniel Gaille ne paie pas de mine. Mais de l’intérieur, ce sont six décennies de chasse qui vous contemplent: photos et trophées colonisent les murs. Ici la peau d’un ours, là les bois d’un caribou. L’homme tient à montrer son carnotzet de chasse, sa fierté, un lieu où il a tout construit de ses mains, entre les chaises en sapin et les murs en nœuds d’arbre. Le labeur représente plusieurs centaines d’heures. L’endroit est hors du temps. Derrière une vitrine, toutes sortes d’animaux empaillés: chat sauvage, fouine, martre, blaireau et marcassin. Ainsi qu’un couple de grands tétras, dont la femelle a été tirée par son grand-père en… 1910.
Exceptions de service
La plupart de ces animaux, c’est Daniel Gaille, passionné de taxidermie, qui les a empaillés. «Ça passe mieux les soirées que la télévision», sourit-il, avant d’être invité à parler chasse. «Ce 60e permis, cela n’a jamais été un but, c’est arrivé comme ça», commence l’habitant du Nord vaudois. Il précise qu’il n’a manqué que deux années, la première à cause de l’école de recrues, l’autre à cause de l’école de sous-officiers, les deux effectuées dans l’artillerie à Bière. Cet attrait pour la chasse remonte à ces plus jeunes années, passées à Provence, dans la région du Mont-Aubert, tout proche du canton de Neuchâtel.
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Attablé dans la pénombre du carnotzet qui fait ressortir les traits durs, presque eastwoodiens, de son visage, Daniel Gaille se souvient quand, enfant, tel Marcel Pagnol dans La Gloire de mon père, il paradait devant les paysans du coin arborant fièrement le lièvre braconné par son grand-père. «Il ne le faisait pas souvent, c’était pour agrémenter nos repas d’un peu de viande», raconte l’octogénaire. Son enfance est celle d’un autre temps. Troisième d’une fratrie de quatre, il a grandi dans une ferme isolée. «Le père», comme l’appelle toujours Daniel Gaille, est paysan de montagne et élève des vaches. Pour le lait. Les à-côtés se résument à une plantation de pommes de terre et un petit champ d’orge.
«C’était une enfance rude, mais on ne s’en rendait pas compte, car nous n’avions pas de point de comparaison», souligne celui qui ressent encore le froid intense de l’hiver 1956. La vie est dure, mais également belle. Et quand un inspecteur scolaire conseille à ses parents de le faire descendre en plaine pour suivre la prim’sup’, celui-ci ne tient que deux semaines. «Je ne mangeais plus, j’avais l’ennui de la montagne», se remémore-t-il.
Ses crêtes du Jura, il les quittera pourtant durant une dizaine d’années. Chétif, il n’est pas fait pour les travaux de la ferme. Ce sera l’apprentissage à La Poste, un métier qui le conduira à vivre en ville, à Genève, à Lausanne et à Yverdon. En 1970, la direction lui propose de reprendre l’office des Rasses. Il vit ce retour en montagne comme une renaissance. Il se rapproche de la nature et vit pleinement sa passion de la chasse, née en 1964. Cette première année, il s’en souvient avec émotion. Parti seul, il demeure bredouille jusqu’à la rencontre avec un vieux chasseur, compagnon de son grand-père, qui lui permet de tirer son premier animal, un lièvre. «Soixante ans nous séparaient, raconte-t-il. J’ai vécu ces instants comme une passation de témoin», confie le Vaudois.
Amitiés solides et jalousies tenaces
D’anecdotes sur la chasse, «ce hobby dévorant» qu’il a pratiqué avec sa femme et ses deux filles, Daniel Gaille en fourmille. Elles racontent les heures passées à l’affût et à pister, le plaisir de dresser ses chiens – il en a eu 12 en tout –, ce milieu des chasseurs, où les amitiés sont aussi solides que les jalousies tenaces. L’homme évoque encore son attrait pour le Grand Nord canadien, où il s’est rendu à plusieurs reprises pour chasser. Il y a eu cette rencontre marquante avec une meute de loups et leur «chant qui te bouleverse». Pourtant, s’il sait que cela est inéluctable, le chasseur vaudois voit d’un mauvais œil le retour du prédateur dans nos contrées. «Il n’y a pas assez de place chez nous», tranche-t-il.
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Aujourd’hui, il dit néanmoins comprendre les réticences des gens de la ville: «La chasse est devenue un paradoxe, on n’a plus besoin de chasser pour se nourrir.» Lui ne se voit pas arrêter, l’instinct est gravé trop profondément. A ses yeux, la pratique a néanmoins perdu de sa saveur. «D’intrépides chasseurs, nous sommes passés à de pâles régulateurs», aime-t-il répéter, alors qu’il se réjouit de voir le nombre grandissant de jeunes s’y intéresser à nouveau. Là, encore il a mille et une histoires. Mais avant de les écouter, Daniel Gaille tient à «faire schmolitz». Une bouteille de blanc est débouchée, les verres tintent. Et l’on n’est pas près de réussir à l’arrêter.
Profil
1942 Naissance le 17 septembre à Provence (VD).
1964 Premier permis de chasse.
1970 Retour dans le Jura vaudois, où il devient buraliste postal aux Rasses.
1985 Premier de ses nombreux voyages au Canada.
2023 Soixantième permis de chasse.
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