Le thé indien à l’épreuve du réchauffement climatique
Climat
Alors que les deux dernières années ont battu des records de chaleur, le nord de l’Inde est confronté à un climat de plus en plus instable. Dans l’Etat d’Assam, les producteurs de thé se retrouvent en première ligne

Un soleil de plomb s’abat sur la plantation de Jyoti Khaund, dont les couloirs de feuillage vert s’étendent à perte de vue. Dans ce district chaud et humide de Dibrugarh, enfoui dans la vallée du Brahmoutre, dans le Nord de l’Assam, on produit l’un des meilleurs thés d’Inde. Mais ce matin Jyoti est écœuré: sur ses trente-cinq hectares de terrain, une vingtaine est recouverte de plantes desséchées. «Encore une fois, la pluie était trop forte», s’exaspère cet enfant du terroir, qui gère la plantation depuis vingt-sept ans. «Le déluge du mois d’avril a engorgé les sols, asphyxiant les racines des plantes. On a replanté de nouveau, mais vous voyez, ils sont déjà en train de dépérir.»
A Dibrugarh, de nombreux producteurs souffrent de ce mal étrange: une courte période de pluie dévastatrice, suivie d’une sécheresse affligeante. Autrefois, des précipitations constantes s’intensifiaient au fil de l’année, créant un climat idéal pour le thé. Jyoti s’en souvient comme d’une époque lointaine: «Il y a plus de quinze ans, la pluie commençait tout doucement en mars, puis augmentait en juin, en juillet, et atteignait son pic en août. Mais cette année on était inondés dès le mois d’avril, puis frappés par la sécheresse en août – on ne peut plus rien prévoir…»
Des prévisions alarmantes
Pour le Dr Rajiv Bhagat, à l’Institut de Recherche sur le Thé (TRI), à Jorhat, le témoignage de Jyoti n’a rien d’étonnant. L’étude qu’il a menée pour l’Organisation des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture montre qu’en cent ans, la température moyenne a grimpé de 1,3° dans la région, tandis que la quantité de pluie annuelle a chuté de 200 mm. «Depuis une trentaine d’années, la météo est sens dessus dessous», résume cet expert du réchauffement climatique. «La distribution de la pluie est de moins en moins équilibrée. La sécheresse extrême et les inondations deviennent récurrentes, en Inde mais aussi dans les autres pays producteurs, comme la Chine.»
Composé d’anciens pavillons britanniques entourés de jardins, le TRI confère un air paisible à l’industrie du thé indien. Mais dans le bureau du Dr Bhagat, statistiques et infographies dessinent un scénario alarmant, avec des températures maximales en hausse de plusieurs degrés dans les trente-cinq prochaines années. Selon ses prévisions, presque tout le territoire pourrait cesser d’être propice à la culture du thé d’ici à 2050.
Un thé qui représente 17% du marché mondial
A lui tout seul, le thé d’Assam alimente 17% du marché mondial. Soit 600 millions de tonnes par an – la moitié de la production totale de l’Inde – et plus d’un million d’emplois à la clef. D’où la mobilisation de tout le secteur pour s’adapter au changement.
De chaque côté de la route qui remonte la vallée du Brahmoutre, les arroseurs automatiques ont donc fait irruption dans le paysage. Autrefois, la pluie suffisait tout au long de l’année. Mais cette année, certains producteurs arrosaient dès le mois d’août, et lors des inondations aux mois d’avril et de juillet, c’étaient les pompes électriques et autres systèmes de drainage qui étaient de mise.
Des techniques vitales, mais coûteuses. «Ça coûte trop cher, donc ça reste un dernier recours», confie Manish Bagaria, jeune propriétaire de 350 hectares à la sortie de Dibrugarh. S’il a déjà recours aux pompes, qui ont besoin de générateurs, et donc d’essence, pour fonctionner, il n’a toujours pas investi dans un système d’arrosage. Mais l’année dernière, la sécheresse a réduit sa production de 20%. «Si le climat continue de changer comme ça, d’ici deux ans on devra sans doute s’y mettre nous aussi.»
«Il faut être stratège»
Pour les scientifiques, le maître mot est l’anticipation. «Il faut être stratège!» lance le Dr Romesh Boruah, qui dirige l’antenne locale du TRI à Dibrugarh. Vêtu d’un gilet de pêche kaki, derrière un bureau encombré de cartes, ce soixantenaire stoïque a un air de chef d’état-major. Luminosité, pluviométrie, relief – son équipe de chercheurs passe chaque bout de terrain au crible. «On dit aux producteurs où ils devraient s’installer, pour éviter les inondations et la sécheresse, explique-t-il entre deux gorgées de thé noir. On ne peut plus faire pousser n’importe où.»
Au laboratoire de Jorhat, l’équipe du Dr Bhagat agit sur les plantes elles-mêmes, en clonant des variétés plus résistantes aux conditions extrêmes. A l’avenir, ils n’excluent pas de recourir aux OGM.
Ce thé sera-t-il sauvé?
Ces mesures pourront-elles sauver le thé d’Assam? Pour l’heure, coté production, aucun impact majeur n’a été enregistré. Mais les producteurs s’inquiètent de l’impact des mesures qu’ils doivent prendre pour s’adapter sur leur coût de production, alors que la compétition internationale sanctionnerait sévèrement toute hausse des prix.
D’autres voient plus loin, et appréhendent les conséquences à long terme du réchauffement. «Pour l’instant on arrive à gérer, mais pour combien de temps encore?» s’interroge Manish Bagaria, qui se dit inquiet non seulement pour le thé, mais pour l’agriculture en général. «De toute façon, au-dessus d’une certaine température, on ne pourra plus faire pousser un thé de qualité. Si on ne fait rien pour arrêter ce changement, l’industrie aura du mal à survivre.»