Au terme de vingt-sept années d’une enquête scientifique rigoureuse dans des dizaines d’espaces naturels protégés en Allemagne, le verdict est sans appel: le nombre d’insectes volants a diminué des trois-quarts. Une hécatombe lourde de conséquences pour les écosystèmes.

Tentes et pièges Malaise

«Le déclin de la quantité d’insectes volants n’est pas une surprise, mais je ne m’attendais pas à une telle ampleur. C’est considérable.» Ainsi réagit Anne Freitag, conservatrice du musée cantonal de zoologie de Lausanne et présidente de la société vaudoise d’entomologie, à la lecture de l’étude publiée mercredi dans PLoS One, qui constate une baisse de 76% de la quantité d’insectes volants en 27 ans, mesurée dans 63 aires naturelles en Allemagne. Une étude d’une ampleur inédite et statistiquement solide, qui observe que l’hécatombe atteint même 82% au beau milieu de l’été.

Le déclin des insectes volants n’a pas surpris les scientifiques, mais son ampleur, oui

De 1989 à 2016, des dizaines de campagnes de suivi de ces insectes — sans distinction d’espèce — ont été conduites sur le sol allemand, dans des zones protégées, à l’aide de pièges Malaise. Ce sont des tentes en tissu de moustiquaire, conçus pour piéger les insectes volants dans un flacon contenant de l’alcool. Le contenu de ces bocaux était relevé tous les dix jours environ, avant d’être pesé et soigneusement conservé. Au total, plus de 1500 échantillons ont été collectés, soit pas moins de 53,5 kilogrammes d’insectes, des millions d’individus ailés.

«Je ne suis pas surpris par ces résultats, confie Benoît Fontaine, du Muséum national français d’histoire naturelle (MNHN), coordinateur du programme de sciences participatives Vigie-Nature. On se rend facilement compte qu’il y a de moins en moins d’insectes volants. Par exemple, quand on allume une lampe, le soir en extérieur, ou quand on roule sur les routes en voiture, dont les pare-brise se salissent beaucoup moins vite qu’il y a quelques décennies! Mais ces constats ne disent rien sur l’ampleur du problème, d’où l’importance de cette étude.»

Insectivores affamés

Une telle baisse de l’abondance d’insectes volants est lourde de conséquences pour le reste de la faune et de la flore: elle affame les insectivores, et réduit la pollinisation des plantes. «On peut par exemple faire un parallèle avec la baisse de 80% du nombre d’hirondelles en Europe de l’ouest depuis trente ans, analyse Benoît Fontaine. Nous vivons une époque de bouleversements profonds. Par exemple, on constate que les oiseaux spécialistes d’un milieu naturel sont en déclin, comme l’alouette des champs. D’autres espèces, capables de s’adapter à différents milieux, sont-elles en expansion, comme le pigeon ramier ou la mésange charbonnière.» Chez les insectes aussi, le déclin de certaines espèces profite sans doute à d’autres. «Mais on n’en a pas vraiment d’idée, car il n’existe quasiment pas d’études, à l’exception des papillons ou de l’abeille domestique. Cette dernière est très suivie car elle possède — comme tous les animaux d’élevage — une importante valeur économique. En revanche, on ne connaît rien ou presque de ce qui se passe pour le millier d’espèces d’abeilles sauvages qui jouent un grand rôle dans les écosystèmes, pas plus que pour les autres insectes.»

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L’étude publiée mercredi ne dit malheureusement rien sur la diversité des insectes. «Ceux qui ont été collectés en 2016 sont-ils les mêmes que ceux piégés en 1989? s’interroge Anne Freitag. Quel est l’impact des gros insectes, les papillons par exemple, sur cette biomasse? On aimerait avoir des informations plus précises, ne serait-ce que l’abondance par famille d’insecte ou par fonction écologique, mais c’est un travail long et fastidieux sur un sujet peu porteur qui reçoit trop peu de financements.»

Etudier en détail les bocaux de mes collègues pourrait prendre des décennies

Anne Freitag, musée cantonal de zoologie, Lausanne

Hans de Kroon, de l’Université Radboud (Pays-Bas), coauteur de l’étude, en a conscience: «Nous avons commencé à regarder ce que représenterait un premier tri des insectes de chaque bocal, et pourquoi pas leur identification, mais ce sera long.»

Pas l’ombre d’une piste

«C’est d’autant plus un travail de titan que les spécialistes manquent, prévient Anne Freitag. Dans un pays comme la Suisse, il existe soixante fois plus d’espèces d’insectes — qui sont difficiles à identifier — que d’oiseaux. Il faudrait donc soixante fois plus d’entomologistes que d’ornithologues, mais c’est l’inverse! Etudier en détail les bocaux de mes collègues pourrait prendre des décennies!»

Faute de pouvoir évaluer la biodiversité de leur récolte, les auteurs ont concentré leurs efforts sur les facteurs qui pèsent sur la biomasse. Ils ont minutieusement relevé les données météorologiques (température, précipitations, couverture nuageuse, etc.), étudié des photos aériennes pour déceler les changements d’occupation des sols alentour, évalué la diversité des plantes autour des pièges et même analysé des sols (acidité, teneur en azote, humidité, etc.). «Nous n’avons pas trouvé la moindre corrélation permettant d’expliquer la disparition spectaculaire des insectes volants, regrette le coauteur de l’étude Caspar Hallmann, de l’université Radboud. On constate seulement une légère baisse de la diversité des plantes, mais bien trop faible pour avoir joué un rôle significatif. De plus, cette moindre diversité végétale peut être une conséquence de la disparition des insectes, et non une cause!»

«Etablir un lien de cause à effet est extraordinairement difficile, car les évolutions des écosystèmes sont multifactorielles, souligne Benoît Fontaine. Il y a bien sûr des influences climatiques, et notamment le réchauffement qui provoque des migrations d’espèces. Il y a aussi la pollution, les usages agricoles, etc. De plus, tous ces facteurs interagissent entre eux.» Alors que le continent européen bataille sur l’interdiction du glyphosate (herbicide) et des néonicotinoïdes (insecticides), l’agriculture est dans toutes les têtes. «Les espaces protégés sont peu étendus et entourés de vastes régions agricoles. On peut effectivement imaginer que les techniques de culture aient un impact sur les insectes. Mais aucune donnée ne permet de le vérifier», insiste Hans de Kroon, qui regrette l’absence d’informations, à une échelle locale, sur l’évolution de l’usage des produits phytosanitaires et des méthodes de culture. «Pour évaluer le rôle des pesticides, il faudrait interdire tout usage de ces produits dans une vaste région, même dans les jardins, propose Anne Freitag. Et en définir une seconde, où il serait — au contraire — interdit de se convertir à l’agriculture biologique, le tout pendant cinq ou dix ans! Pas simple!»