Environnement
Ils ont fait la preuve que des micro-fermes sans intrant ni énergie fossile pouvaient être plus rentables que de grosses exploitations mécanisées. Reportage à la ferme du Bec Hellouin, en Haute-Normandie, chez Perrine et Charles Hervé-Gruyer à l’occasion du lancement de «Vivre avec la terre», leur manuel des jardiniers-maraîchers

Swann, le robuste cheval de trait alezan, progresse lentement en tirant derrière lui une billonneuse. Nous sommes en lisière de bois, dans un espace agricole baptisé «paysage de résilience» formé de trois petits champs dédiés aux cultures en traction animale, d’un étang, d’un pré-verger où cohabitent moutons, animaux de trait et arbres fruitiers, et d’une forêt plantée de châtaigniers et de noyers. «Ici, en cas d’effondrement, nous pourrons produire, sans dépendre de l’extérieur, à peu près tout ce que notre terroir est susceptible de nous fournir: fruits à coque, fruits, petits fruits, céréales, légumes, viande, poisson, produits laitiers, miel», glisse, affable, le propriétaire des lieux.
Ici, rien ne se perd, tout est recyclé à l’intérieur d’un agrosystème, vivant et diversifié, où les milieux interagissent.
L’aventure paysanne de Perrine et Charles Hervé-Gruyer a commencé, en 2003, par la création d’un potager bio, conçu au départ pour nourrir la famille. En 2006, ils passent à la vitesse supérieure en prenant le statut d’agriculteur bio, sans bagage agricole ni formation. «Nous avions un tel niveau d’inexpérience qu’il n’y a pas une erreur que nous n’ayons faite», s’amuse Charles Hervé-Gruyer.
Lire aussi: https://www.letemps.ch/lifestyle/permaculture-sinstalle-jardins-romands
A la ferme du Bec Hellouin, le sol est médiocre: une couche de terre arable d’à peine une vingtaine de centimètres recouvre un lit de silex et de graviers. Poètes et esthètes, ils dessinent leur ferme en s’inspirant de tableaux de la France rurale du XIXe siècle. Ils plantent des arbres, creusent des mares et s’entourent d’animaux: poules, moutons, ânes, poneys et autres chevaux.
Le résultat est séduisant. Après avoir franchi un portail en bois, on débouche dans une cour proprette, bordée d’un pavillon d’accueil coiffé d’un toit de chaume, d’un poulailler, d’une forge et de deux belles bâtisses à colombages. La cour surplombe le jardin au milieu duquel coule une petite rivière. A l’ouest est implantée la forêt-jardin qui vise à recréer un paysage comestible. La forêt abrite des vents dominants et deux îles-jardins. L’une d’elles est occupée par un espace circulaire de 800 m² en forme de soleil: «le jardin mandala». Le tout sur 1,8 hectare de terres implantées à quelques centaines de mètres de l’abbaye bénédictine dont on entend sonner les cloches. Ici, rien ne se perd, tout est recyclé à l’intérieur d’un agrosystème, vivant et diversifié, où les milieux interagissent.
S’inspirer des écosystèmes
Fin 2008, le couple découvre la permaculture. A la ferme du Bec Hellouin, les rendements commencent alors à augmenter. Peu à peu, les Hervé-Gruyer élaborent leur propre méthode de maraîchage associant les principes de la permaculture, les technologies modernes de l’agriculture biologique et les savoir-faire des anciens. Ils travaillent presque exclusivement à la main de petites surfaces intensément soignées.
Pour enrichir les sols, ils misent sur un apport massif de fumier décomposé et de compost. Ils testent des solutions innovantes comme le biochar, un charbon de bois microporeux incorporé au sol, associé à des micro-organismes efficaces. Ils cultivent sur des buttes tantôt arrondies, paillées ou bâchées, tantôt plates pour effectuer les semis. Ici, pas de labour ni de travail du sol qui risqueraient de détruire la matière organique.
Lire aussi: Evans Odula, cultivateur d’une écologie au service des pauvres
Ils créent des systèmes étagés en associant des arbres fruitiers, des fruits rouges et des légumes. Et s’intéressent particulièrement aux associations de cultures: des pieds de tomates tutoient des salades et des navets; des aubergines et des poivrons voisinent avec des concombres et du basilic. Au total, plusieurs centaines de variétés sont cultivées au Bec Hellouin: des légumes, des fruits, et des plantes aromatiques et médicinales. La diversification des cultures apporte une plus grande sécurité économique, tout comme la commercialisation de la production, en vente directe, auprès d’associations pour le maintien d’une agriculture de proximité (AMAP), de boutiques bios et de restaurants gastronomiques qui leur assure un revenu régulier et stable.
Maraîchage biologique et performance économique
Ici, le soleil est la source presque exclusive d’énergie. La ferme n’a plus recours ni aux énergies fossiles, ni à aucun intrant biologique extérieur. Depuis 2010, une ribambelle d’agronomes, français et étrangers, sont venus en pèlerinage au Bec Hellouin. Parmi eux des chercheurs de l’INRA et d’AgroParisTech qui ont voulu valider scientifiquement l’expérience et tenter de la modéliser. Il en a résulté un projet de recherche baptisé «Maraîchage biologique en permaculture et performance économique».
La généralisation de ce type de micro-fermes très productives, libérées des énergies fossiles, permettra de reconstruire une agriculture de proximité résiliente et d’assurer la sécurité alimentaire des populations.
Démarrée à la fin de l’année 2011, l’étude s’est achevée en mars 2015. Elle a montré, à l’encontre de la pensée dominante, qu’il était possible de créer une activité à temps plein en cultivant 1000 m² en maraîchage bio permaculturel. Entre avril 2014 et mars 2015, les 1000 m² cultivés (555 m² en plein champ et 445 m2 sous abris) ont généré 54 000 euros de chiffres d’affaires pour un temps de travail de 2400 heures. «Cette étude a démontré qu’une petite ferme maraîchère, peu ou pas motorisée, était plus rentable qu’une ferme de plus grande taille bénéficiant de davantage d’équipements», jubile Charles Hervé-Gruyer.
Lire aussi l’interview du cofondateur de la permaculture: David Holmgren: «Il nous faudra une révolution culturelle»
Dans le monde agricole, ces résultats ont fait l’effet d’une bombe. Dans le petit milieu de la permaculture, certains doutent que de tels chiffres soient possibles: la productivité de la parcelle aurait été majorée et le temps de travail nécessaire sous-estimé, soutiennent leurs détracteurs. D’autres susurrent que la viabilité économique de la ferme du Bec Hellouin tiendrait davantage aux formations qui y sont délivrées, aux visites payantes et à la publication de livres, qu’à leur seule activité agricole. Charles Hervé-Gruyer écarte d’un revers de main ces critiques en arguant des nouveaux programmes de recherche, portant sur un plus grand nombre de fermes, qui seraient venus conforter ces premiers résultats.
La généralisation de ce type de micro-fermes très productives, libérées des énergies fossiles, permettra, selon lui, de reconstruire une agriculture de proximité résiliente et d’assurer la sécurité alimentaire des populations. Bref, de nourrir l’humanité quand le modèle agricole conventionnel, dépendant du pétrole et fortement émetteur de gaz à effet de serre, aura sombré.
«Vivre avec la terre. Manuel des jardiniers-maraîchers». Perrine et Charles Hervé-Gruyer. Trois volumes sous coffret. Actes Sud, 2019.