Moscou dévoile avec parcimonie son plan pour retourner sur la Lune, un demi-siècle après son dernier passage. Fin mars, le patron de l’agence spatiale russe Roscosmos, Dmitri Rogozine, a livré quelques détails sur la prochaine mission lunaire.

Au niveau des ambitions affichées, la Russie tient tête aux États-Unis et la Chine. Mais dans les faits, c’est une autre histoire

Le projet est chiffré à 11,3 milliards de dollars, contre 21 milliards de dollars pour le «Portail en orbite lunaire» américain ou LOP-G. Un lanceur lourd devra placer 27 tonnes en orbite (dont 20 tonnes sur la surface de la Lune) et sera prêt en 2025-2028. Tandis que la NASA opte pour une base en orbite, Roscosmos ambitionne directement une base sur la surface de la Lune. Dmitri Rogozine reste ouvert à une coopération avec les Américains, mais refuse de participer à la station LOP-G en qualité de «partenaire Junior».

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Selon le patron de Roscosmos, cité par l’agence Tass, la NASA demande aux Russes de concevoir une version de la capsule Soyouz capable de faire un aller-retour vers la Lune, histoire d’avoir un second système de transport en plus de la capsule américano-européenne Orion. Dmitri Rogozine estime à 400 millions de dollars les dépenses nécessaires pour concevoir cette version, dotée de protections supplémentaires contre la chaleur et les radiations, étant donné que le vaisseau sortira du bouclier du champ magnétique terrestre.

Premier vol humain vers 2031

Le système de transport imaginé par les Russes comporte deux lancements. Le premier pour envoyer un vaisseau Soyouz MS (grâce au lanceur du même nom) vers la Station spatiale internationale (ISS). Puis, un second tir, cette fois avec un lanceur lourd de nouvelle génération «Angara», qui livrera un remorqueur spatial vers l’ISS, afin qu’il y soit assemblé au vaisseau Soyouz MS. La seconde étape verra l’assemblage partir effectuer une manœuvre gravitationnelle autour de la Lune, pour préparer l’alunissage, étape longue de plusieurs années, avant de revenir sur Terre.

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Le premier vol humain russe vers la Lune aura lieu en 2031, à bord d’un nouveau vaisseau nommé «Federatsia», promet le patron de Roscosmos, cité par l’agence RIA Novosti. La Russie a effectué plusieurs vols automatisés jusqu’en 1976 sur la Lune, qui ont permis de rapporter des échantillons de sa surface. Federatsia étant beaucoup plus lourd que Soyouz, la Russie devra concevoir un lanceur super lourd d’ici là. Le choix n’est pour l’instant pas clair: soit plusieurs tirs d’Angara A5V (40 tonnes utiles), soit Ieniseï (103 tonnes utiles) ou Don (130 tonnes utiles).

Notre problème principal, c’est le déficit de personnes qualifiées

Pavel Lukashevich, expert en aérospatiale

Sachant que ces deux derniers projets n’existent que sur le papier et ne devraient effectuer leur premier vol qu’en 2030 au plus tôt. Un peu juste pour démarrer la construction de la base lunaire russe, annoncée pour 2034-2035. La famille Angara n’en est elle-même qu’à sa phase de test puisque seule une Angara 5 a été lancée avec succès en 2014. Un second tir est prévu pour la fin de cette année. Dmitri Rogozine annonce pourtant déjà une production en série dès 2023.

Un grand nombre de questions restent en suspens, comme la capacité de Dmitri Rogozine à décrocher un budget conforme aux ambitions de Roscosmos. Celui qui est prévu pour les trois prochaines années est 20 fois inférieur à celui de la NASA. La coopération avec les Américains reste sur la table mais apparaît fortement compromise par les tensions géopolitiques croissantes entre les deux pays.

«La coopération va se poursuivre jusqu’en 2023 pour la Station spatiale internationale, mais je suis très sceptique pour les futurs programmes», estime Pavel Lukashevich, expert indépendant de l’espace. Tout suggère que la lune de miel entre la Russie et le cosmos appartient désormais au passé. Beaucoup s’interrogent en outre sur les raisons de la dissimulation du «programme d’exploration de la Lune», détaillant les paramètres et le calendrier. Roscosmos avait promis de le rendre public en novembre dernier.

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Un taux d'échec de 7%

Au niveau des ambitions affichées, la Russie tient tête aux Etats-Unis et de la Chine. Mais dans les faits, c’est une autre histoire. La Russie n’a effectué que 13 tirs réussis en 2018 (20 en comptant les tirs depuis Kourou en Guyane). Largement distancée par les Etats-Unis (34 tirs réussis) et la Chine (38 tirs réussis), l’ancienne superpuissance traîne aussi un fort taux d’échec (7% sur les huit dernières années).

Le décalage entre ces résultats peu réjouissants et les promesses tonitruantes de Dmitri Rogozine exaspère la communauté scientifique, mais aussi en haut lieu. Le premier ministre lui a remonté les bretelles en janvier dernier au sujet de la Lune. «Cessez de bavarder à propos d’où nous allons voler en 2030. […] Cessons de bâtir des plans sur la comète», a déclaré Dmitri Medvedev dans des propos rapportés par l’agence Tass.

Déficit de personnes qualifiées

Lapidaire, Pavel Lukashevich explique au Temps: «Nous n’avons ni lanceur, ni vaisseau, ni même une rampe de tir adéquate pour réaliser le programme lunaire. Les déclarations de Rogozine sont vides de sens.» Pour l’expert, Roscosmos doit résoudre un certain nombre de tâches essentielles avant d’envisager de retourner sur la Lune, comme l’amélioration de la précision du retour sur Terre du vaisseau, à l’instar de ce que fait Elon Musk avec sa firme SpaceX.

«Notre problème principal, c’est le déficit de personnes qualifiées, estime Lukashevich. La productivité du travail est 5 fois inférieure à celle des Américains, le degré d’automatisation est trop faible, sans parler du sous-financement.» Si les Russes, qui semblent isolés, veulent décrocher la Lune, il leur faudra relever tous ces défis d’ici à 2031.