Qui a écrit Hamlet, Macbeth, Roméo et Juliette…? Shakespeare, direz-vous. Oui. Mais si l’identité de ce géant n’était qu’un leurre, depuis plus de quatre siècles? Si l’auteur de cette œuvre culte, pleine de bruit et de fureur, d’une poésie illimitée, n’était pas cet homme que nous connaissons tous – quoique fort mal: le fils de gantier, né le 23 avril 1564 à Stratford-upon-Avon, devenu administrateur de théâtre et négociateur en grains?

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Si, au fond, William Shakespeare était la plus grande imposture littéraire de tous les temps? To be or not to be… William Shakespeare. Depuis deux siècles, la question fait débat. Elle hérisse les spécialistes du génial dramaturge. Tous, ou presque, sont des «Stratfordiens» convaincus: pour eux, ce monument de la littérature est bien «l’homme de Stratford». Chaque mise en doute de son identité est vécue comme une tentative de désinformation. «Nous sommes généralement très agacés par ce retour du complotisme», témoigne François Laroque, professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle.

Depuis le XIXe siècle, les érudits se déchirent autour du spectre du «Barde». «Un barde, c’est un poète quasi national: il élève une voix où beaucoup se reconnaissent. Cela explique en partie la difficulté à contester son identité», relève Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université de Grenoble. Au total, plus de 70 prétendants – la plupart farfelus – au trône de Shakespeare ont été proposés. Quatre ont paru plus sérieux, mais tous ont été disqualifiés.

«Fou de mots»

Tous, sauf un? Un fascinant personnage sort aujourd’hui de l’ombre: John Florio, un humaniste doublé d’un aventurier. Il serait, selon ses défenseurs, l’auteur crédible de l’œuvre du Barde. De 11 ans l’aîné de William Shakespeare, cet homme était un érudit polyglotte. Son père, Michel-Angelo Florio, était un moine franciscain qui se convertira au protestantisme, avant de migrer en Angleterre pour fuir l’Inquisition. Ce Michel-Angelo était lui-même le fils d’un Juif italien converti au catholicisme. Vertige cosmopolite. John Florio, quant à lui, était un «fou de mots». Traducteur de Montaigne, il fut aussi l’auteur d’un monumental dictionnaire encyclopédique (1598 et 1611). John Florio, ou le parfait emblème de l’homme de la Renaissance.

Ce candidat voit désormais sa cause défendue par un étonnant avocat: un physicien-poète, Jean-Patrick Connerade, président de l’Académie européenne des sciences, des arts et des lettres. «J’ai voulu confronter l’ensemble des textes de Shakespeare à la réalité scientifique de son temps», raconte-t-il. Fouillant l’œuvre du Barde – entièrement numérisée – il a découvert deux «mots clés» cachés dans quatre vers de la tragédie Troilus and Cressida (1602). Ulysse y décrit le soleil en usant de ces termes: «Planet Sol». «Le soleil est une «planète» pour Shakespeare, car il tourne autour de la Terre. Mais c’est une planète noble, qui met de l’ordre parmi les autres en imposant son mouvement par les sphères qu’il entraîne», analyse Jean-Patrick Connerade.

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Selon lui, ces vers montrent que le Barde connaissait le modèle de l’Univers conçu par l’astronome danois Tycho Brahé (1546-1601), le scientifique le plus admiré de son temps. A l’époque, deux grands modèles astronomiques s’affrontent: le «géocentrisme» (la Terre est au centre de l’Univers), du Grec Ptolémée, et «l’héliocentrisme» (le Soleil est au centre de l’Univers) de Copernic, connu depuis 1543. Pour l’Eglise, seul le premier modèle est conforme aux Ecritures.

Mais un troisième modèle apparaît en 1580: on le doit à Tycho Brahé qui, tout en admirant la théorie de Copernic, refuse l’idée que la Terre ne soit pas au centre du monde. «Il tente donc une fusion entre Ptolémée et Copernic», résume Jean-Patrick Connerade. Ce sera le modèle «géo-héliocentrique», où la Terre, immobile, reste placée au centre de l’Univers; le Soleil et la Lune tournent autour d’elle, tandis que les autres planètes tournent autour du Soleil. Comment le Barde a-t-il donc connu ce modèle, resté confidentiel malgré la célébrité de son inventeur?

Eurêka

Quand il découvre le sens des mots «Planet Sol», Jean-Patrick Connerade ignore tout de John Florio. On lui parle de la thèse défendue depuis 2008 par Lamberto Tassinari, de l’Université de Montréal (Canada), dans son ouvrage John Florio, alias Shakespeare (Le Bord de l’Eau, traduit en français en 2016). S’ensuit un dialogue par courriel. Et le 11 février 2018, c’est «l’effet eurêka». «Je suis allé chercher le mot «sole» (soleil) dans le dictionnaire de John Florio (1598), raconte Tassinari. Et j’ai lu: «SOLE – the sunner, the eie of heaven, the planet Sol.» Florio, alias Shakespeare, croyait donc comme Tycho Brahé que le Soleil était une planète!»

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«Cet indice minuscule, c’est comme la tache de sang que le criminel laisserait derrière lui», poursuit-il. Le «crime»? Le nom d’emprunt sous lequel le Barde, alias John Florio, aurait publié cette œuvre monumentale. Cet indice vous semble ténu? A lui seul, sûrement. Mais il s’ajoute, selon les «pro-Florio», à une longue liste. «Aucun argument à lui seul n’emporte la conviction; leur accumulation pourtant donne à réfléchir», estime Daniel Bougnoux. Pour résumer, il existe, entre Florio et le Barde, une convergence troublante de vocabulaire, de style, de connaissances, de sujets d’intérêt et d’idées.

Créateur de mots nouveaux

«John Florio est un immense créateur de mots nouveaux. Son vocabulaire, d’une ampleur extraordinaire et d’un italianisme évident, diffère de celui des autres écrivains anglophones de son époque. De tous, en réalité, sauf un: le Barde, qui utilise précisément les mêmes mots et expressions. C’est assez stupéfiant», résume Jean-Patrick Connerade. La proximité entre John Florio et Shakespeare expliquerait bien des choses. L’italianisme du Barde: 16 de ses 38 pièces se déroulent en Italie. La place de l’exil et du bannissement dans son œuvre: 40 sonnets et 14 pièces en parlent…

Mais pourquoi John Florio, s’il est bien le Barde, serait-il resté anonyme? Ici, deux hypothèses: un dramaturge aurait été mal vu des milieux aristocratiques dont il était proche. Ou encore, les pièces historiques du Barde auraient été commandées par Sir Francis Walsingham pour légitimer le règne d’Elisabeth Ire. Il ne fallait donc pas que son auteur apparaisse comme un «étranger», ni trop proche de la cour.

Une vieille supercherie

Face à l’offensive des «pro-Florio», les Stratfordiens affûtent leurs armes. Et ripostent par une salve de questions. L’auteur Shakespeare n’a-t-il pas été salué comme le «doux Cygne de l’Avon» sept ans après sa mort, par le dramaturge anglais Ben Jonson? Comment une telle supercherie aurait-elle pu ne pas «fuiter» du vivant de Shakespeare? Pourquoi a-t-il fallu attendre deux siècles avant que naissent les doutes?

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Les lignes bougent, cependant. «L’osmose entre les œuvres de Shakespeare et de Florio est si évidente que même les Stratfordiens ont été obligés d’imaginer qu’ils étaient proches», constate Jean-Patrick Connerade. Alors, vous pensez peut-être qu’un vrai débat va s’ouvrir? «On ne discute pas avec ceux qui pensent que la Terre est plate», tranchent certains Stratfordiens. Ambiance.

Alors? A vous, cher lecteur, de juger. Et sans attendre une improbable réponse, goûtez de plus belle cette œuvre intemporelle. Car, au fond, «Qu’y a-t-il dans un nom? Ce que nous appelons rose, Par n’importe quel autre nom sentirait aussi bon» (Roméo et Juliette, 1597).