Acheter des terres pour les réensauvager. En France, l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas) est sur le point d’acquérir sa quatrième réserve, dans le massif alpin du Vercors. Un morceau de montagne de 500 hectares où évolue déjà, entre forêts, falaises et prairies, une faune variée: cerfs, chamois, loups, aigles… L’action est d’autant plus symbolique que ce refuge pour la biodiversité doit prendre place, pour moitié, sur un ancien enclos de chasse privée.

Soutenue par un crowdfunding et des mécènes, l’association mise sur la maîtrise foncière pour préserver des terres de la manière la plus pérenne possible… et la plus stricte. Ici, toute activité est bannie, en dehors de la randonnée. La nature est laissée en libre évolution, sans intervention. Un niveau de protection rare en Europe, même au sein des espaces protégés.

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«En France, seul 1% du territoire est sous protection forte, explique Clément Roche, de l’Aspas. Le développement économique prime, même au sein des parcs nationaux, qui autorisent bien souvent la chasse, la coupe de bois, l’élevage…» Dans les réserves de l’Aspas, l’homme prend une autre place, discrète et sans trace. Cette vision sans concession est difficile à faire accepter à nombre d’habitants et d’élus. Mais, justifie l’Aspas, créer de telles zones refuges est devenu «une urgence».

Réparer les erreurs du passé

Face à l’extinction massive de la biodiversité, les initiatives de réensauvagement, ou rewilding, gagnent du terrain en Europe. Fer de lance de ce courant, l’ONG Rewilding Europe, sise aux Pays-Bas, a ainsi labellisé 68 espaces sur le continent, et mène huit grands projets sur 2,3 millions d’hectares. Elle a réintroduit des bisons dans le sud des Carpates (Roumanie), des chevaux et des bovins sauvages dans la vallée de Côa (Portugal); elle soutient les populations d’ours dans les Apennins (Italie) ou de vautours dans les Rhodopes (Grèce-Bulgarie).

Les grands herbivores maintiennent des prairies, labourent, créent des mares, et ouvrent ainsi de nouveaux milieux propices à d’autres espèces

Gilbert Cochet, naturaliste

Redonner une chance à ces grandes espèces, qui avaient pour certaines disparu du paysage européen, est au cœur des projets de réensauvagement. Pour «réparer les erreurs du passé», estime Gilbert Cochet, naturaliste et auteur de Réensauvageons la France (2018). Cette faune spectaculaire permet aussi de développer l’écotourisme, favorisant une «économie de la contemplation» dans des territoires ruraux en déclin.

Mais pas seulement. Ces espèces ont aussi un rôle structurant au sein des écosystèmes. «Les grands herbivores maintiennent des prairies, labourent, créent des mares, et ouvrent ainsi de nouveaux milieux propices à d’autres espèces», explique Gilbert Cochet. Quant aux grands carnivores, «ils régulent et dispersent les herbivores, pour éviter qu’ils ne mettent une pression trop forte sur la végétation». Avec les nécrophages, le cycle est bouclé, et les écosystèmes se régulent sans la main de l’homme.

Grisons pionniers

La biodiversité, même, s’enrichit. En Suisse, le Parc national des Grisons, créé en 1914, a été pionnier dans cette démarche. En un siècle, les cerfs sont revenus, tout comme, plus sporadiquement, des ours et des loups. Les monts, anciennement déboisés, se couvrent lentement d’une forêt de plus en plus diversifiée. Les arbres ont le temps de grandir et de mourir, offrant plus d’étages, de micro-habitats et de bois mort à un cortège de nouvelles espèces. Même les anciens pâturages, désormais entretenus par les cerfs, ont laissé la place à une pelouse rase qui compte deux, voire trois fois plus d’espèces végétales qu’au moment de la fondation du parc.

Le nœud éthique, c’est le laisser-faire. C’est accepter de ménager des espaces de liberté où le monde vivant peut fonctionner sans qu’on lui impose sa trajectoire évolutive

François Sarrazin, professeur d’écologie à Sorbonne Université

Au-delà des animaux et des plantes, «on préserve aussi des processus, des dynamiques naturelles, précise Hans Lozza, du Parc national. Quand il y a une avalanche, un éboulis, des chutes d’arbres, on ne touche à rien.» C’est ainsi que des clairières s’ouvrent ou se referment, que des zones s’inondent ou s’assèchent… et que des espèces reviennent quand d’autres déclinent, voire disparaissent. Au grand dam des adeptes d’une autre protection de la nature, plus interventionniste.

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Le réensauvagement implique une petite révolution dans les esprits. «Le nœud éthique, c’est le laisser-faire, estime François Sarrazin, professeur d’écologie à Sorbonne Université (Paris). C’est accepter de ménager des espaces de liberté où le monde vivant peut fonctionner sans qu’on lui impose sa trajectoire évolutive.» Vaste programme, sur des surfaces encore très limitées et peu connectées entre elles. Cette approche peut néanmoins dépasser les frontières des réserves consacrées. Pour François Sarrazin, «cette question [du sauvage] monte dans les débats des gestionnaires d’espaces protégés, des forêts ou même de la nature en ville». Et peut s’immiscer jusque dans nos jardins.