Océans
Près de 2% des engins de pêche seraient perdus et parfois même jetés chaque année dans les océans du globe, suggère une étude australienne. Outre la pollution que représente le plastique de ces dispositifs, de nombreux animaux en sont les victimes directes

Conditions météorologiques parfois dantesques, mauvais entretien, dégradation par des animaux, erreurs humaines… chaque année des quantités considérables d’engins de pêche partent à la dérive ou coulent dans les océans. Combien exactement? Difficile de le savoir. «On lit souvent un chiffre de 640 000 tonnes par an, mais cette estimation ne repose sur rien de concret», répond Kelsey Richardson, chercheuse affiliée à l’agence nationale de la recherche australienne (CSIRO), et consultante sur la question de la pollution liée aux outils de pêche pour l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Elle est auteure principale d’une étude publiée le 12 octobre dans Science Advances, qui tente d’évaluer l’ampleur de ces pertes, en se focalisant sur les dimensions des dispositifs et non sur leur poids.
«Ce n’est pas tant la masse que cela représente, sans doute 10% du total des plastiques déversés dans les océans, qui pose le plus de problèmes, mais la nature de ces déchets, souligne François Galgani, océanographe et spécialiste des pollutions océaniques à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) de Tahiti, qui n’a pas participé à cette étude. Car ces filets, lignes et pièges ont un impact immédiat sur la biodiversité, puisqu’ils sont conçus pour tuer. Une fois abandonnés, ils continuent à tuer pendant au moins un an.» Qu’ils dérivent en surface, restent entre deux eaux ou se déposent sur les fonds marins, ils piègent en effet toutes sortes d’animaux: les poissons auxquels ils étaient destinés, mais aussi des tortues, des oiseaux, des requins ou des cétacés.
Près de 80 000 kilomètres carrés de filets perdus chaque année
Selon les calculs de Kelsey Richardson et ses collègues, environ 75 000 kilomètres carrés de sennes, 3000 km2 de filets maillants, 218 km2 de chaluts, 740 000 kilomètres de lignes de palangres (ainsi que 15 millions de km de lignes secondaires et 14 milliards d’hameçons) et 25 millions de trappes (pots, casiers, etc.) seraient ainsi perdus en mer chaque année. Pour dresser cet inventaire, les chercheurs ont réalisé 451 interviews de pêcheurs dans sept pays sélectionnés d’après l’intensité de leur effort de pêche. L’Indonésie (2e rang mondial) pour l’Asie, les Etats-Unis (4e rang) pour l’Amérique du Nord, l’Islande (19e rang) pour l’Europe, la Nouvelle-Zélande (40e rang) pour l’Océanie, le Pérou (6e rang) pour l’Amérique du Sud et le Maroc (17e rang) pour l’Afrique. S’ajoute le Belize, qui pèse peu à l’échelle planétaire, mais qui est représentatif de la zone caraïbe. Le questionnaire portait sur le nombre, le type et la taille d’engins utilisés, le nombre et la taille des dispositifs perdus et les causes de ces pertes. Ces dernières avaient déjà fait l’objet d’une publication en 2021, qui montrait que les conditions météorologiques jouent un rôle essentiel, mais notait également que certains engins en fin de vie sont parfois volontairement jetés à la mer, ou perdus après des conflits entre navires.
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«Sur la base des réponses obtenues, nous avons produit une extrapolation des pertes à l’échelle des pêcheries du globe», explique Kelsey Richardson, depuis Rome, où elle contribue au projet GloLitter de réduction des déchets de pêche, lancé par la Norvège avec le soutien de la FAO et de l’Organisation maritime internationale (OMI). De l’étude, il ressort que les grandes pêcheries industrielles perdent moins de matériel que les pêcheries côtières. «Nous n’avons pas d’évaluation précise du prix des dispositifs perdus, reconnaît Kelsey Richardson. Mais on peut penser que les filets des grands navires hauturiers, qui sont parfois très sophistiqués, sont plus onéreux et sont donc récupérés dès que c’est possible.»
Une évaluation imparfaite
Originale, la méthode choisie par les chercheurs australiens n’est pas pour autant parfaite. Par exemple, la Chine, premier pêcheur de la planète et qui opère sur toutes les mers du globe, notamment en haute mer, ne figure pas dans la sélection de pays où des opérateurs ont été interrogés. «En revanche, notre extrapolation tient bien compte de l’effort de pêche considérable de ce pays, souligne Kelsey Richardson. Mais il est vrai qu’en procédant ainsi nous n’avons pas eu accès à l’ensemble des pêcheries de haute mer.»
«Avec un nombre réduit d’interviews, on reste un peu sur notre faim, reconnaît François Galgani. Mais ce groupe produit des études très solides et leur méthode ira en s’améliorant. Ce qu’ils obtiennent ici est très cohérent avec ce que l’on savait déjà», insiste l’océanographe, qui rappelle que sur les plages, environ 10% des déchets sont liés à la pêche. «Quand on plonge en Méditerranée, on voit surtout des emballages près de la côte, mais plus au large ce sont principalement des déchets issus de la pêche. Près des Açores, ces derniers représentent la totalité de ce que l’on trouve au fond de l’Atlantique.»
Des travaux publiés en septembre dernier par des chercheurs de l’ONG néerlandaise Cleanup the Ocean, qui conçoit des dispositifs de récupération des plastiques flottants, avaient montré en septembre dernier qu’au moins 30% (en nombre et en masse) des 6000 objets et 547 kg récupérés lors d’une expédition en 2019 dans le nord du Pacifique – la célèbre «mer de plastique» – pouvaient être associés à la pêche.
Recycler, en attendant les filets biodégradables
Ces déversements sont-ils une fatalité? «Non, répond François Galgani. Il existe de nombreuses solutions, à commencer par le balisage.» Aujourd’hui, un boîtier de localisation reposant sur le système par satellite Argos revient à une centaine d’euros, à comparer avec les dizaines de milliers d’euros que coûtent les grands filets. «Le Parlement européen a adopté en 2021 une résolution visant notamment à développer ce traçage des filets des flottes qui opèrent dans les eaux de l’UE.» Un texte porté par l’ancienne navigatrice française Catherine Chabaud, aujourd’hui députée européenne, sensibilisée par tout le plastique rencontré au cours de ses courses au large.
Pour les chaluts et les pièges, qui restent au fond de la mer et ne peuvent émettre vers des satellites, en revanche, il faudra développer des dispositifs acoustiques. «A terme, la meilleure solution semble être la mise au point de matériaux qui se dégradent suffisamment rapidement pour éviter de multiplier le nombre d’engins fantômes en mer, souligne François Galgani. La Norvège est assez en avance sur ce sujet, mais les filets sont pour le moment moins efficaces que les engins traditionnels.» L’océanographe penche également pour le développement d’une véritable industrie de recyclage des filets, à l’image de ce qui se fait déjà, à petite échelle, en Slovénie ou en France. Ils sont nettoyés et broyés puis transformés en fil ou en granulés. De quoi produire des vêtements, des montures de lunettes, des meubles, des revêtements pour l’automobile et même des montres… de plongée.
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