Encore un médicament qui dégringole de son piédestal… Après les antidépresseurs qui incitent au passage à l’acte, les anti-inflammatoires qui provoquent des troubles cardiaques et les coupe-faim responsables de milliers de morts, voici que les biphosphonates (BP), qui constituent le traitement standard de l’ostéoporose, sont accusés d’entraîner des fractures du fémur. Un effet paradoxal, puisque l’ostéoporose se manifeste par une fragilisation du squelette et que ces médicaments sont précisément prescrits afin de prévenir les fractures.

Le risque est confirmé par une étude réalisée aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et publiée en juin dans la revue Archives of Internal Medicine. «Ces fractures étaient inconnues il y a quelques années encore, affirme l’auteur, Raphael Meier, médecin au service de chirurgie viscérale. Elles sont atypiques, c’est-à-dire ­qu’elles surviennent en l’absence de traumatisme et présentent sur les radiographies une cassure nette et transversale caractéristique.» Les premiers soupçons surgissent en 2006, avec le témoignage d’un médecin américain, Jennifer ­Schneider, qui se brise un fémur après s’être auto-administré des BP. Sa fracture ne guérit vraiment qu’après l’interruption du traitement. Lorsqu’elle le reprend, elle se casse l’autre fémur.

Des études confirment alors l’existence d’un lien entre les BP et ce nouveau type de fractures fémorales, bien que celles-ci surviennent aussi chez des patients qui ne sont pas traités avec ces médicaments. «Le risque relatif est de 30 à 60% plus élevé chez les sujets qui en prennent», déclare Raphael Meier. Si ces fractures restent très rares (moins d’un cas par année dans une population de 100 000 habitants), l’affaire fait grand bruit dans la communauté scientifique, «peut-être parce que le tableau clinique est frappant et que les BP ont révolutionné la prise en charge de l’ostéoporose dans les années 90», selon René Rizzoli, médecin-chef du service des maladies osseuses aux HUG. «Jusque vers 2003, tout le monde était satisfait», se souvient-il.

Représentant plus de 3 milliards de dollars de chiffre d’affaires, ces médicaments semblent alors apporter une solution miracle au problème de l’ostéoporose, dont on découvre à peine l’ampleur: plus de 600 000 personnes touchées en Suisse, 8 millions en Europe et 200 millions dans le monde. En 2005, Olivier Lamy, médecin adjoint au centre des maladies osseuses du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), mentionne dans la Revue médicale suisse que la maladie engendre des coûts hospitaliers de plus de 700 millions de francs dans le pays, ce qui correspond à «quatre hôpitaux de la taille de celui de Fribourg remplis toute l’année». Le phénomène, assure-t-il, est «largement sous-diagnostiqué», car les fractures vertébrales dues à l’ostéoporose sont quasi indolores dans deux tiers des cas; elles passent donc inaperçues, retardant le diagnostic à un stade très avancé de la maladie. On parle d’une «épidémie silencieuse», laquelle ne peut qu’aller en s’aggravant avec le vieillissement de la population.

C’est précisément leur prescription à large échelle (en Suisse, on estime qu’une femme sur dix s’en verrait prescrire au-delà de 50 ans) qui va précipiter les BP dans la tourmente. A partir de 2003, ces médicaments sont associés à des nécroses de la mâchoire. Dès 2008, à de sévères douleurs articulaires ou musculaires survenant parfois brutalement. Puis aux fractures. «Dans notre étude, on retrouve 82% de patients sous BP dans les cas de fractures fémorales atypiques, contre 6% chez ceux qui ont souffert d’une fracture classique, précise Raphael Meier. Fait intéressant, 28% des cas atypiques ont présenté par la suite une fracture de l’autre fémur, contre seulement 0,9% pour le groupe «fracture classique». L’étude révèle en outre que le risque augmente avec la durée du traitement. Plus de 1500 plaintes ont été déposées aux Etats-Unis. Les BP figurent à présent sous surveillance renforcée.

Pourtant, nul ne s’avise de demander leur retrait. La plupart des experts estiment que ces médicaments ont tout simplement été trop prescrits, surtout à des patients qui n’en avaient pas besoin, alors que le rapport coût-bénéfice reste très favorable pour les sujets à haut risque de fracture. Il est incontesté que les BP parviennent à détruire les cellules responsables de la fragilisation osseuse caractéristique de l’ostéoporose. «L’os est un tissu qui se renouvelle en permanence, grâce à des cellules qui fabriquent de l’os neuf (les ostéoblastes) et d’autres qui résorbent l’ancien (les ostéoclastes), explique Raphael Meier. En cas d’ostéoporose, cet équilibre naturel est perturbé: l’os se résorbe plus vite qu’il ne se renouvelle et devient poreux, donc friable. Les BP agissent en inhibant l’activité des cellules résorbantes, les ostéoclastes.»

A noter que la maladie ne frappe généralement les hommes qu’à partir de 70 ans, tandis que les femmes commencent souvent à en souffrir dès la ménopause en raison de la disparition de l’effet protecteur de leurs hormones sexuelles.

«Il a été démontré que les BP permettaient de diminuer de 50 à 70% les fractures vertébrales, de 20 à 25% les fractures de l’avant-bras et de 50% les fractures fémorales», assure René Rizzoli. Cela dans la population des sujets à haut risque et âgés de plus de 60 ans… Chez les moins de 50 ans, ainsi que chez les personnes en bonne santé, le rapport coût-efficacité «est peu probable» en regard des effets secondaires, selon une étude parue en 2007 dans la revue Pharmaeconomics. «Il semble qu’en Europe, on ait mieux réussi qu’aux Etats-Unis à faire la part des choses entre une inévitable perte osseuse liée au vieillissement normal, et une condition pathologique qui appelle un traitement médical», estime Raphael Meier.

Le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (RQASF), assez critique envers les BP, utilise le terme «disease mongering» (en français, on parle de «promotion de la maladie» ou de «stratégie de Knock»), pour qualifier les tapageuses campagnes de dépistage de l’ostéoporose qui ont été menées en Amérique du Nord, et qui auraient mené à une sur-prescription. D’après les seuils de densité osseuse retenus comme critères diagnostiques par les médecins de ce continent, 74% des femmes seraient éligibles au traitement… Et le RQASF de souligner que «le seul remède bon marché, sûr et immédiatement disponible» contre l’ostéoporose reste… l’exercice physique régulier. En effet, selon une étude parue dans le British Medical Journal en 1999, entretenir sa force et son sens de l’équilibre serait «probablement la seule méthode de prévention efficace à la fois contre l’ostéoporose et les risques de chute chez la personne âgée».

Des campagnes tapageuses de dépistage auraient conduit à une surprescription