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Frances Glessner Lee: le crime dans une maison de poupée

En fabriquant, dès les années 1940, des miniatures hyper-réalistes de scènes d’homicide, l’Américaine Frances Glessner Lee a révolutionné les méthodes d’enquête criminelle aux Etats-Unis

Frances Glessner Lee reproduisait avec minutie des scènes de crime sous la forme de dioramas. — © Glessner House Museum
Frances Glessner Lee reproduisait avec minutie des scènes de crime sous la forme de dioramas. — © Glessner House Museum

Cette semaine, nos articles de la rubrique Sciences sont consacrés aux portraits de cinq femmes, cinq brillantes scientifiques aux découvertes pionnières ou décisives, et que l’histoire des sciences a oubliées.

Episode précédent:

On la surnomme parfois «la mère de la médecine légale». Pourtant, la carrière de Frances Glessner Lee, née le 25 mars 1878 à Chicago, aurait dû se résumer aux seules activités considérées comme appropriées pour une femme de son rang et de son époque: à savoir coudre, broder et réaliser des scènes miniatures.

Qui aurait pu en effet imaginer que celle que l’on appelait Fanny, fille d’un riche industriel, élevée dans un foyer incarnant en tout point les idéaux moraux et esthétiques propres à la société victorienne, empêchée de faire des études puis mariée à 19 ans à un jeune avocat, mère de trois enfants longtemps frustrée de ne pouvoir se sentir utile à la collectivité, révolutionnerait les méthodes d’enquêtes médico-légales?

De l’importance des preuves

Ce destin hors norme débute par une solide amitié avec un homme: George Burgess Magrath. Camarade d’université du frère de Frances, il est professeur de pathologie à la Harvard Medical School et médecin légiste en chef du comté de Suffolk. Durant de longues heures, ce dernier lui raconte le peu de formation des officiers judiciaires de l’époque (les coroners). Sur les scènes de crime, ces derniers ne font alors guère attention à l’environnement, marchent dans le sang et déplacent les corps sans l’ombre d’un questionnement, faute d’avoir été entraînés à rassembler et préserver les preuves scientifiques.

© Lorie Shaull
© Lorie Shaull

Fascinée par la criminologie depuis cette période, Glessner Lee trépigne d’impatience de pouvoir faire à son tour ses premiers pas. Elle doit toutefois attendre son divorce, puis le décès de ses parents – de qui elle hérite d’une fortune colossale – et de son frère en 1930 pour pouvoir enfin se lancer. Elle a alors 52 ans.

Convaincue qu’il est possible de résoudre les meurtres en analysant de façon précise et détaillée les preuves matérielles à disposition, Frances Glessner Lee décide, dans un premier temps, de faire un don important à l’Université Harvard pour y créer, en 1931, un département de médecine légale dirigé par Magrath. Puis, en 1934, elle crée une bibliothèque spécialisée dotée de plus de 1000 ouvrages, la Magrath Library of Legal Medicine, et fonde la Harvard Associates in Police Science, une association nationale pour la promotion de la médecine légale, un programme ayant poussé d’autres Etats américains à modifier leur système d’examen post-mortem.

Le souci du détail

C’est principalement par ses maisons de poupées d’un genre particulier, les Nutshell Studies of Unexplained Death (les «brèves études des morts inexpliquées») que Frances Glessner Lee acquiert une reconnaissance ayant perduré dans le temps. Nommée en 1943 cheffe honoraire de la police du New Hampshire – devenant de fait la première femme à recevoir ce titre – c’est à cette date qu’elle commence à construire ces dioramas, représentations détaillées de scènes de crime fondées sur de véritables affaires judiciaires, reproduites dans les moindres détails.

© Lorie Shaull
© Lorie Shaull

Taches de sang sur le lit, bouteilles d’alcool jonchant le sol, impacts de balles dans les murs, inclinaison exacte d’un couteau planté dans une poitrine ou encore corps peints pour reproduire fidèlement leur état de décomposition au moment de leur découverte… Frances met plusieurs mois à construire ses Nutshell Studies, au sein desquelles tout est rigoureusement fidèle à la réalité, à l’exception de quelques digressions artistiques, comme l’imprimé d’un rideau ou d’un papier peint.

Toujours utilisées aujourd’hui

Décrivant souvent des lieux sordides et en désordre, des scènes où les victimes sont majoritairement des prostituées ou des femmes ayant succombé sous les coups de leur mari, ces miniatures avaient pour objectif de permettre aux étudiants en médecine légale et aux détectives d’acquérir une vision méthodique guidée par un schéma de recherche géométrique (en spirale et dans le sens des aiguilles d’une montre). Disposant de 90 minutes, d’une lampe torche et d’une loupe, ces derniers devaient ainsi repérer les éléments permettant éventuellement de démêler l’affaire en question, mais surtout d’aiguiser leur sens de la déduction au cours de séminaires d’une semaine.

© Lorie Shaull
© Lorie Shaull

En 1945, Frances Glessner Lee donne l’ensemble de ces Nutshell Studies à Harvard, où elles seront utilisées jusqu’à la fermeture, en 1966, du département de médecine légale d’Harvard, quatre ans après son décès. Les quelque dix-neuf dioramas complexes restant de cette visionnaire de la médecine légale ont ensuite été envoyés à l’office de médecine légale du Maryland, à Baltimore, où ils servent encore aujourd’hui d’outils de travail pour les criminologues.

Aux Etats-Unis, on souffle qu’elle aurait inspiré le personnage emblématique de Jessica Fletcher, auteure de nouvelles policières qui, dans la série Arabesque, utilise ses dons d’observation pour résoudre des meurtres. Des épisodes de la série Les Experts seraient en outre directement inspirés des Nutshell Studies. Reconnue par ses pairs aux Etats-Unis, Frances Glessner Lee est nettement moins connue en Europe. «Il faut dire que la médecine légale y était déjà très développée depuis le tournant du XIXe siècle, bien avant les Etats-Unis, pointe Pierre Margot, professeur honoraire à l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne. Par ailleurs, les Chinois, sans avoir vraiment influencé les Européens, les ont encore bien précédés avec les contributions de médecine légale de Song Ci au XIIIe siècle.»