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A l’aide d’un ordinateur de sa conception, la multinationale a réussi, pour la première fois, à effectuer un calcul bien plus rapidement que les meilleurs supercalculateurs. L’avancée reste toutefois assez relative

Google a annoncé, mercredi 23 octobre, avoir franchi une étape technologique majeure hors de ses domaines habituels que sont la recherche d’information, l’intelligence artificielle ou la téléphonie. A l’aide d’un ordinateur quantique de sa conception, une de ses équipes à Santa Barbara (Californie) a réussi pour la première fois à effectuer un calcul bien plus rapidement que les meilleurs supercalculateurs classiques. Le résultat est tombé en 3 minutes et 20 secondes, contre… 10 000 ans s’il avait fallu mobiliser les plus gros ordinateurs. De quoi espérer résoudre des problèmes insolubles jusque-là ou au contraire «casser» des systèmes informatiques réputés robustes.
C’est une prouesse technologique impressionnante et très complexe
«Cela fait un moment que Google voulait franchir cette étape», rappelle Benjamin Huard, professeur à l’Ecole normale supérieure à Lyon. L’entreprise américaine avait en effet déjà parié qu’elle y arriverait fin 2017, puis fin 2018. Mi-septembre, le Financial Times avait révélé que le succès était proche après la fuite d’un article en cours d’examen par un journal scientifique. Finalement ce dernier a été publié un mois plus tard, le 23 octobre, par la revue Nature, quasiment pour le 150e anniversaire de celle-ci.
«C’est une prouesse technologique impressionnante et très complexe», saluait Michel Devoret, professeur à l’Université Yale, avant la parution, sur la base des premières fuites. «C’est excitant et une preuve de concept importante, mais nous ne devons pas nous enflammer», estime Paul Ginsparg, professeur à l’université Cornell.
Ce n’est en effet pas encore la révolution en informatique. «J’aime comparer cela aux débuts de l’aviation. Plusieurs engins n’ont fait que quelques mètres en l’air», décrit Michel Devoret. Comme à cette époque aussi, le climat est très concurrentiel. La veille de l’annonce, IBM, autre géant du secteur, a douché l’enthousiasme.
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Sur son blog, la société prévient qu’«un titre de presse annonçant que la suprématie quantique est atteinte […] sera inévitablement trompeur pour le public». Et d’appuyer sa démonstration par la mise en ligne d’un article proposant une méthode de calcul classique ne nécessitant que deux jours et demi pour résoudre le même problème, au lieu des dix millénaires avancés par Google. Cela relativise ce que l’entreprise californienne appelle la «suprématie quantique», un concept forgé par John Preskill, professeur à Caltech, en 2012.
Deux endroits à la fois
L’ordinateur quantique fait rêver depuis des décennies, l’adjectif utilisé dans l’expression faisant référence à la théorie centenaire qui décrit le monde des atomes, des molécules ou d’autres particules élémentaires. Bien que très fondamentale, cette théorie a déjà donné lieu à de multiples applications comme le laser, le stockage sur disques durs ou les horloges de précision embarquées dans les satellites de géolocalisation. Ces inventions profitent du fait étrange que les objets quantiques ne tiennent pas en place. Ils changent d’état par sauts, d’où le nom de quanta (quantités discontinues), et non pas de façon continue. Ironie de l’histoire, une autre des inventions profitant de cette propriété est le transistor, à la base des microprocesseurs qui viennent d’être battus à plate couture!
Pour comprendre cette victoire, il faut savoir que la théorie quantique a d’autres tours dans son sac. Les particules ne sont en fait pas que des objets ponctuels, mais aussi des ondes et elles peuvent être à deux endroits à la fois. Par conséquent, si une machine quantique veut explorer un labyrinthe, elle ne doit pas, comme le ferait un ordinateur classique, explorer à chaque carrefour le chemin de droite, puis celui de gauche. Elle prend les deux en même temps… et ainsi de suite. De quoi accélérer la sortie.
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Plus précisément, là où en informatique classique il existe des bits valant 0 ou 1 et des transistors «ouverts» ou «fermés» pour les manipuler, en informatique quantique il est question de qubits. Ces objets bizarres, superpositions de 0 et de 1, peuvent donc être les deux à la fois, à parts égales ou non. Ainsi un seul qubit peut encoder deux bits; deux qubits peuvent encoder quatre bits, ou plus généralement N qubits équivalent à 2N bits. L’ordinateur de Google possède 53 qubits, soit l’équivalent de neuf millions de milliards de 0 ou de 1.
Une telle puissance ne demande qu’à s’exprimer. Dès 1994, un chercheur avait effrayé le monde de la finance en proposant un programme pour ordinateur quantique susceptible de «casser» facilement les clés de chiffrement de bon nombre de protocoles de sécurité, cartes bancaires, transactions en ligne… Depuis, plus de 200 algorithmes quantiques existent, qui secouent leurs cousins classiques. Certains promettent même de révolutionner l’autre technologie à la mode, l’intelligence artificielle par apprentissage automatique.
Une avancée à relativiser
Si la machine de Google peut, sur le papier, exécuter n’importe lequel de ces programmes, elle est loin d’en avoir les capacités, ce qui relativise encore la portée de l’annonce faite mercredi. En outre, ce qu’elle fait ne sert à rien, si ce n’est à montrer ses muscles. Sa tâche consiste non pas à «calculer», mais à vérifier des propriétés statistiques. Les 53 qubits et leurs couplages sur la puce sont choisis au hasard, puis une série de bits d’information est envoyée dans le processeur où elle est transformée. A la fin, une mesure de l’état de tous ces qubits est effectuée, qui décrit l’état du processeur, un des 253 possibles.
«C’est comme lancer un dé avec 253 faces. On essaie alors avec des ordinateurs classiques de simuler ces lancers et de reproduire ce résultat», explique Anthony Leverrier, informaticien au centre de recherche Inria à Paris. C’est l’étape qui met les superordinateurs en surchauffe. Plus précisément, les chercheurs et ingénieurs de Google définissent un paramètre qui vaudrait 1 si les qubits étaient parfaits et 0 si le système n’était pas du tout quantique. Ils trouvent que, dans leur cas, ce paramètre est de l’ordre d’un millième, loin de la perfection mais légèrement au-dessus du «classique». Pire, plus le nombre de qubits augmente, plus ce chiffre, déjà faible, baisse. «Cela plante le clou dans leur cercueil. La précision se perd avec le nombre croissant de qubits», estime Xavier Waintal, du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) à Grenoble.
Fragile
Cependant, les principaux obstacles au développement d’ordinateurs réellement efficaces sont ailleurs. «Cette démonstration est le passage d’un seuil psychologique qui montre que c’est possible. Mais cela ne va pas changer la suite», souligne Benjamin Huard. Il faudra en effet des qubits de meilleure qualité et plus nombreux, avec sans doute autre chose que de la pure ingénierie.
Etre un qubit et rester en «lévitation» dans des états mélangés est en effet fragile. La moindre perturbation transforme le carrosse quantique en citrouille classique, bien moins utile. C’est notamment pour cela que les ordinateurs de Google ou d’autres sont dans des réfrigérateurs à environ -273 °C – soit quasiment le zéro absolu – et pendus au plafond pour limiter les vibrations. Les records de longévité pour un tel état suspendu sont de quelques centaines de microsecondes. Mais, quand ils sont plusieurs, la durée de vie chute à quelques microsecondes, ce qui limite le nombre d’opérations possibles. En outre, il faut tenir compte du taux d’erreurs dans ces systèmes, de l’ordre du dixième de pour cent, intolérable pour des applications.
Les ingénieurs ont une parade grâce à des algorithmes de correction d’erreurs… qui nécessitent de nouveaux qubits. Résultat: pour «casser» le chiffrement des protocoles de sécurité actuels, les spécialistes estiment que plusieurs centaines de milliers, voire plusieurs millions de qubits seront nécessaires. C’est aussi un autre terrain d’affrontement entre les deux géants Google et IBM. Plutôt que de suprématie, le second préfère parler de volume, un paramètre qui tient compte du nombre d’opérations faisables avant que les erreurs ne faussent tout. La bataille quantique n’est pas terminée.