Gordon Moore, un magicien de la fabrication des puces
Carnet noir
AbonnéLe cofondateur d’Intel est décédé le 24 mars. Depuis près de soixante ans, la loi qu’il avait établie pour imaginer l’évolution des composants guide les progrès de l’industrie électronique. Nous avions eu la chance de le rencontrer, fraîchement retraité, en 1997

L’homme était fort discret. Il a pourtant contribué à bâtir un empire industriel. Gordon Moore, cofondateur d’Intel, s’est éteint à Hawaï, après 94 années bien remplies. Il était notamment le créateur de la «loi de Moore», qui anime l’industrie des semi-conducteurs depuis près de soixante ans.
Fils d’un shérif californien, Gordon Moore a étudié à l’Université de Berkeley puis au Caltech, où il a obtenu un doctorat de chimie-physique en 1954. Une compétence qui lui vaut d’être contacté par William Shockley, l’inventeur du transistor, colauréat d’un Nobel en 1956. En résumé, le transistor est un interrupteur à commande électrique qui, miniaturisé, deviendra la pièce maîtresse des puces électroniques. Chez Shockley Semiconductor Laboratory, Moore rencontre le physicien Robert Noyce en 1956. C’est le début d’une grande complicité.
Un an plus tard, échaudés par la mauvaise gestion humaine de leur mentor, les deux acolytes et six autres scientifiques de talent – les huit traîtres, dira Shockley – fondent Fairchild Semiconductors. L’entreprise entend utiliser du silicium – au lieu du germanium, beaucoup plus onéreux – pour la production de composants électroniques. Fairchild Semiconductors dispose de deux atouts: un procédé physico-chimique imaginé par Moore permettant de fabriquer les composants en grande quantité et non un à la fois, ainsi que des astuces pensées par Noyce pour placer plusieurs transistors dans un même circuit.
En 1958, l’entreprise vend son premier lot de 100 transistors individuels à IBM. Un contrat de 15 000 dollars à l’époque, qui servira à produire un ordinateur de bord pour le bombardier B-70. Gordon Moore est alors responsable de la R & D. En 1960, Moore et Noyce gravent des groupes de quatre transistors sur une galette de silicium, créant ainsi les premiers circuits intégrés en silicium. Mais les rapports avec Sherman Fairchild, le propriétaire de l’entreprise, se dégradent et Noyce, n’obtenant pas le poste de PDG qu’il convoite, prépare sa sortie dans la plus grande discrétion. Il quitte Fairchild avec Moore, pour fonder, en 1968, NM Electronics, vite rebaptisée Intel pour «Integrated Electronics».
De la calculatrice à l’IBM PC
Intel lance en 1971 le premier microprocesseur commercial de l’histoire. Le C4004 contient 2300 transistors logés sur 12 millimètres carrés de silicium. La puce gère des nombres de 4 bits (16 valeurs possibles) à une fréquence de 740 kHz (740 000 cycles par seconde), de quoi animer des calculatrices de bureau. Un an plus tard, Intel sort le 8008, avec 3500 transistors, qui gère des nombres de 8 bits (256 valeurs) et fonctionne jusqu’à 800 kHz. Comme le 4004, les ingénieurs ont gravé des transistors de 10 µm. Pendant une dizaine d’années, Intel vivra surtout de la vente de puces de mémoire et de ces premiers circuits intégrés. La fortune de l’entreprise viendra avec l’avènement du premier IBM PC en 1980, équipé de l’Intel 8088 (16 bits, 5 MHz, 29 000 transistors gravés en 3 µm). Une puce lancée alors que Gordon Moore préside aux destinées d’Intel, poste qu’il occupera de 1979 à 1987, avant de prendre la direction du conseil d’administration jusqu’à sa retraite, en 1997, puis de devenir «Chairman Emeritus» pendant la décennie suivante.
Moore n’était pas seulement orfèvre de la fabrication de puces. Il était aussi un visionnaire. En 1965, après avoir étudié les progrès de l’électronique depuis l’invention du transistor, il constate que le nombre de composants dans un circuit intégré double en moyenne tous les ans et pronostique que cette cadence devrait se poursuivre une dizaine d’années. C’est ce que l’on appellera par la suite la loi de Moore. Dix ans plus tard, Moore révise ses calculs et annonce que le rythme est plutôt un doublement tous les deux ans. A ce jour, si le rythme des progrès s’est un peu infléchi, la loi de Moore, bien qu’empirique, reste globalement respectée.
En 1997, nous avions eu la chance d’interroger Gordon Moore au siège d’Intel à Santa Clara (Californie), alors qu’il venait de prendre sa retraite. Nous avions traversé l’Atlantique pour le mensuel français Science et Vie Micro (SVM) – disparu en 2010. Intel nous avait généreusement accordé vingt minutes d’un entretien soigneusement chronométré par les deux communicants de l’entreprise, qui assistaient à la rencontre avant de faire sortir leur ancien patron manu militari. Discret, presque introverti, Gordon Moore souriait en reconnaissant ne pas posséder d’ordinateur personnel, un outil dont il percevait mal l’utilité domestique. Surtout, il s’étonnait de la longévité de sa prédiction.
Une prévision pour dix ans, toujours valable cinquante années plus tard
«Au départ, je cherchais à établir ce qui se passerait dans les dix ans qui suivraient, disait-il. Je pensais qu’il était quelque peu spéculatif de suggérer que le développement des composants pourrait croître exponentiellement pendant dix ans. Mais l’industrie a suivi cette tendance. Je n’aurais jamais été assez présomptueux pour prévoir qu’une croissance si rapide durerait aussi longtemps.» Suivi cette tendance? Oui car plus qu’une loi, la prédiction de Gordon Moore a servi d’augure pour les patrons de la R & D: quand ils préparaient une nouvelle génération de puce pour la lancer quatre ans plus tard, ils annonçaient aux architectes qui dessinent les puces un «crédit» de transistors quatre fois supérieur à celui de la génération précédente, avant de demander aux spécialistes de la fabrication de se débrouiller pour être prêts à temps.
Une course en avant que Gordon Moore ne jugeait, dès 1997, plus tenable dans la durée, alors que l’entreprise s’apprêtait à lancer le Pentium II doté de 7,5 millions de transistors. «Une fois atteint le moment où l’on sera capable de placer 50 ou 100 millions de transistors dans une puce, cela suffira peut-être pour faire tout ce que l’on souhaite avec un microprocesseur.» Aujourd’hui, la puce Epyc (Genoa) d’AMD – le principal concurrent d’Intel dans le monde des PC – abrite plus de 90 milliards de transistors cadencés à 2,4 GHz – 2,4 milliards de cycles par seconde – et manipule des nombres de 64 bits. Les transistors de cette puce mesurent 5 nanomètres, 2000 fois moins que les 10 µm du 4004.
La loi de Rock gouverne le prix des usines
Lors de notre entretien, Gordon Moore s’était aussi inquiété des investissements nécessaires dans les usines de semi-conducteurs. Leur coût s’envolait, certes moins vite que le nombre de transistors, mais de manière exponentielle. C’est ce qu’avait remarqué Arthur Rock, le responsable financier de l’entreprise. «Nous avons tracé cette courbe en coordonnées semi-logarithmiques et obtenu une belle droite, nous expliquait Gordon Moore. Les usines dont nous allons lancer la construction nécessiteront un investissement de 1,2 milliard de dollars.» En 2022, Intel a débloqué 20 milliards de dollars pour construire deux nouvelles usines aux Etats-Unis…
Tout visionnaire qu’il était, Gordon Moore n’a cependant pas anticipé le principal bouleversement de l’industrie des semi-conducteurs, en dépit de signes avant-coureurs: le découplage à venir des fonctions de conception et de production des microprocesseurs. En 1997, deux concurrents d’Intel étaient déjà apparus, AMD et Cyrix. A l’époque, AMD concevait et fabriquait ses puces, tout comme Intel. Mais Cyrix, aujourd’hui disparu, était en revanche ce qu’on appelle une fabless company, une entreprise sans usine contrainte de se tourner vers un fondeur, un prestataire capable de produire les puces, IBM en l’occurrence. Un mode de fonctionnement qui ne semblait guère inquiéter Gordon Moore: «Les meilleurs processeurs se font avec la meilleure technologie. Et personne ne dispose de celle-ci parmi les fondeurs qui proposent leurs prestations. Ils ont généralement une ou deux générations de retard.»
Pourtant, aujourd’hui, c’est le fondeur taïwanais TSMC – créé en 1987 – qui offre la technologie la plus avancée à ses clients sans usine (AMD, Apple, Nvidia, etc.) et même… à Intel pour certains de ses composants. TSMC maîtrise la production en 3 nanomètres, contre 10 nm pour Intel. Alors que le premier microprocesseur de Gordon Moore et Robert Noyce, au début des années 1970, avait été produit au prix d’un investissement de 2,5 millions de dollars, il se murmure que l’usine 1 nm que prépare TSMC à l’horizon 2027-2028 pourrait coûter… 32 milliards!
Des milliards pour la science et la nature
Une fois à la retraite, Gordon Moore et son épouse Betty vont dépenser leur fortune sans compter au service de la science et de la protection de l’environnement. On retrouve leur fondation philanthropique – dotée, en 2000, de 5 milliards de dollars – derrière une demi-douzaine de télescopes. Elle finance aussi des programmes d’exploration des océans, le développement de langages informatiques et d’outils de traitement de données, mais aussi l’édition scientifique en libre accès (PLoS). De même, Gordon et Betty Moore ont permis la création d’un centre de recherches au sein de l’ONG environnementale Conservation International, dont le cofondateur d’Intel était encore membre du conseil d’administration quand la mort l’a frappé, entouré des siens.