Cette semaine, «Le Temps» pourfend les clichés entourant le gras, et réhabilite des lipides trop souvent conspués. 

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Alors que s’ouvre chaque été la saison de la chasse aux capitons, le moindre petit bourrelet devient l’opprobre du corps humain. Les coupables? Les lipides pardi, ces vilains petits canards des assiettes, peut-on lire dans de nombreux magazines et autres blogs. A tort? «Il ne faut pas avoir peur des lipides», défend au contraire le professeur Philippe Legrand, du laboratoire Biochimie nutrition humaine à l’Agrocampus de Rennes. Le spécialiste rappelle que les graisses doivent constituer 35 à 40% de nos apports caloriques à l’âge adulte.

Le raccourci est vite fait: si l’on est trop gras, c’est forcément qu’on a mangé trop d’aliments gras, non? En réalité, quel que soit le type de nutriments ingérés (sucres, graisses…), l’énergie qu’ils fournissent finit stockée sous forme de triglycérides, principaux constituants des graisses corporelles.

Il n’empêche que les graisses, toujours associées au mauvais cholestérol, aux maladies cardiovasculaires ou au surpoids ont mauvaise presse. Cet a priori très occidental est ancré dans les esprits depuis des décennies, et ce n’est que depuis le début des années 2000 que l’on commence à comprendre que les choses ne sont pas aussi tranchées. Non seulement la science met en évidence certains lipides bénéfiques pour la santé, mais de plus des enquêtes, américaines notamment, ont démontré que de nombreuses recherches avaient été orientées, voire manipulées par des lobbies de l’industrie sucrière qui préféraient que la médecine et les régimes fassent la chasse au gras plutôt qu’au sucre.

Toutes les histoires de nourriture se terminent en lipides

Philippe Legrand, nutritionniste

Résultat, bien souvent, la mention «produit allégé» a rimé avec «sucres ajoutés». Mais le vent tourne, alors que l’obésité est considérée comme une épidémie sur le continent nord-américain, mais aussi dans certains pays d’Europe et d’Afrique. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande depuis 2010 de limiter l’apport en sucres libres à moins de 10% de la ration énergétique totale. En France, le dernier rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), livré en juin, plaide pour une réduction urgente de l’apport en sucres des enfants âgés de 4 à 17 ans. Du petit-déjeuner au goûter, la journée est rythmée par des repas truffés de bombes sucrées.

Bébés au régime allégé

Le sucre a-t-il donc réussi à faire porter le chapeau au gras durant toutes ces années? Sans chercher à incriminer telle ou telle classe d’aliments, les problèmes de surpoids découlent d’un problème global de non-adéquation entre alimentation et mode de vie. «Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, l’offre alimentaire est plus élevée qu’auparavant. Elle est de plus couplée à une sédentarité plus marquée. Les problèmes sont à considérer en termes de non-ajustement entre les apports et les dépenses énergétiques propres à chaque individu», observe Philippe Legrand. Quelle que soit la nature des apports, l’essentiel est donc d’équilibrer la balance énergétique propre à chacun.

Qualitativement, la place des lipides dans les assiettes n’est pas négligeable, en particulier pendant les premiers mois de la vie. Certains parents cédant à la phobie du gras vont même jusqu’à mettre au régime leur nourrisson, déplore Philippe Legrand. «Vouloir limiter trop drastiquement les apports en graisses d’un bébé peut entraîner un manque. La baisse d’apports lipidiques doit être progressive, de 50% de l’apport énergétique au sevrage jusqu’à 35-40% aux 3 ans de l’enfant.»

A trop tailler dans les graisses, on risque de sévères carences, notamment en indispensables acides gras polyinsaturés. Aussi appelés oméga 3 et 6, ces derniers sont essentiels au fonctionnement de notre corps. Les premiers «sont les plus rares et les plus précieux de tous les lipides», souligne le nutritionniste. Ces acides gras sont impliqués dans le développement et le fonctionnement de la rétine, du cerveau et du système nerveux. Comme on ne sait pas les synthétiser, il faut encourager la consommation d’aliments qui en contiennent, tels que les poissons gras, maquereau ou saumon par exemple, certaines huiles, colza ou lin, ou encore des graines comme les noix et les noisettes. Quant aux seconds, ils font office de précurseurs biologiques d’un certain nombre de molécules jouant un rôle dans l’inflammation ou l’agrégation des plaquettes.

Outre ces «bonnes graisses», existent aussi les incontournables acides gras mono-insaturés tels que ceux présents dans l’huile d’olive, considérés comme neutres, et bien sûr les acides gras saturés, dont certains sont bénéfiques et d''autres moins. Alors, le gras fait-il grossir? Tout est une question d’équilibre du cocktail lipidique, sans oublier que la génétique et l’épigénétique jouent un rôle prépondérant, en fonction de la manière dont chaque personne métabolise les graisses. Que d’incertitudes! Mais une chose est sûre: qu’il s’agisse de grignoter du sucre ou des oméga, une fois dans l’estomac, «toutes les histoires de nourriture se terminent en lipides», conclut Philippe Legrand.