Des milliers d’amphibiens meurent chaque printemps sur les routes en Suisse.Les associationsse mobilisent pour sauver ces animaux

C’est un drame en miniature qui se déroule ces jours-ci sous les pneus des automobilistes suisses. En cette fin d’hiver, et comme chaque année à la même époque, des dizaines de milliers d’amphibiens meurent écrasés durant leurs déplacements vers les plans d’eau où ils se reproduisent. Cette forte mortalité saisonnière est un coup dur pour des espèces déjà rares. Grenouilles, crapauds et tritons font en effet partie des groupes d’animaux les plus en danger de Suisse; 14 des 20 espèces du pays figurent sur la liste rouge des espèces menacées établies par l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature). Pour secourir ces animaux, des bénévoles les aident à traverser les tronçons routiers les plus sensibles. Ces actions permettraient de sauver plus de 120 000 amphibiens chaque année, d’après le Centre de coordination pour la protection des amphibiens et reptiles de Suisse, le Karch.

On se fait vite une idée du problème auquel les amphibiens sont confrontés en se rendant sur la route d’Aubonne, sur la section comprise entre Gimel et Montherod. D’un côté de la route se trouve le bois des Ursins, qui abrite de grandes populations de grenouilles, crapauds et tritons. De l’autre côté, la gouille de Bon, une dépression située dans un champ et partiellement envahie par la végétation: c’est là que les batraciens viennent se reproduire au printemps. Car, même si certaines espèces passent la majeure partie de leur vie au sec, toutes ont besoin d’un plan d’eau pour déposer leurs œufs. «De plus, ces animaux retournent par instinct se reproduire sur leur propre lieu de naissance, et cela coûte que coûte, même si des obstacles comme des routes se trouvent sur leur chemin», indique Emmanuel Jelsch, responsable du suivi des batraciens de la gouille de Bon pour Pro Natura Vaud.

Reconnu comme un site d’intérêt national pour la protection des amphibiens, la gouille de Bon a été équipée il y a une dizaine d’années d’un dispositif destiné à faciliter la circulation de ces animaux sous la route. Ce «crapauduc» est constitué d’une tranchée de faible profondeur, dans laquelle les amphibiens tombent lorsqu’ils essaient de franchir la route. Les petits tunnels qui y sont percés leur permettent ensuite d’accéder sans danger à la gouille. «Malheureusement, cet aménagement a vieilli et il n’est plus très efficace, relate Emmanuel Jelsch. Un des problèmes est que les grenouilles parviennent désormais à sauter au-dessus de la tranchée!» Pro Natura a donc mis sur pied un autre système de sauvetage des batraciens, en collaboration avec le parc naturel régional du Jura vaudois et le Service de la faune. Les grenouilles sont bloquées le long de la route par des bâches vertes et elles sont réceptionnées dans des seaux placés à intervalles réguliers dans la tranchée. Ce sont ensuite des bénévoles qui se chargent de leur faire traverser la route à bord des seaux.

Les amphibiens se déplaçant essentiellement la nuit, c’est vers 7 heures du matin que les bénévoles se retrouvent pour relever les six seaux de la gouille de Bon, et cela chaque jour pendant toute la durée de la migration, soit à peu près de la fin de mois de février à la fin mars. «En arrivant tôt le matin, on évite que des prédateurs comme les corneilles repèrent les grenouilles et les attaquent», indique Marianne Golaz, une des trois volontaires qui participaient au sauvetage des grenouilles le mardi 11 mars à la gouille de Bon. Apparemment habituée, c’est avec dextérité qu’elle manipule les amphibiens, dont une grosse grenouille rougeâtre. «Il s’agit d’une grenouille rousse, une espèce courante dont la couleur est assez variable, allant du brun au rouge. Celle-ci est une femelle, elle est grosse car elle porte des œufs», explique-t-elle. Ce n’est qu’une fois arrivée dans la mare que cette grenouille va émettre ses œufs, qui sont alors fécondés par un mâle. Dans les seaux, on découvre d’ailleurs quelques mâles fermement agrippés à des femelles. «Ils sont nombreux à finir ainsi leur migration à dos de femelle, afin d’être prêts à les féconder dès qu’ils atteignent l’eau», raconte Emmanuel Jelsch.

Mardi dernier, 49 batraciens ont ainsi été recueillis à la gouille de Bon, dont 48 grenouilles rousses et un triton alpestre; de petite taille, ce dernier appartient à la famille des amphibiens à queue, ou «urodèles», dont fait aussi partie la salamandre. Le site abrite également une importante population de crapauds communs. «Nous y avons aussi découvert quelques grenouilles agiles, une espèce menacée au niveau suisse», précise Emmanuel Jelsch, qui indique que près de 1000 amphibiens ont déjà été sauvés cette année dans le cadre de l’opération.

Le nombre d’animaux recueillis sur le site varie beaucoup d’une nuit à l’autre, en fonction des conditions météorologiques. Les amphibiens préfèrent se déplacer par temps humide et relativement doux, lorsque les températures sont supérieures à 5°C. «Avec le temps sec de ces derniers jours, il est probable qu’un grand nombre d’amphibiens ait attendu pour migrer; ils devraient se mettre en mouvement dès les prochaines pluies», estime Lise Barbu, de l’association Karch-GE, qui gère deux sites de migration situés dans le canton de Genève, à Jussy et Meinier.

Toutes les routes ne bénéficiant pas de système de protection, Pro Natura recommande aux automobilistes d’être prudents lorsqu’ils circulent sur des routes longeant des plans d’eau ou autres zones humides. «Dans certains cas, il est même préférable de fermer la route temporairement, comme cela se fait sur un tronçon à risque à Plan-les-Ouates», relève Lise Barbu. Le voyage «retour» des jeunes grenouilles ayant grandi dans la mare et retournant dans les bois ne nécessite pas autant de dispositions, car il est espacé dans le temps et ne donne pas lieu à des hécatombes comme celui de leurs aînées.

Si les organisations de protection de l’environnement se préoccupent tant des amphibiens, c’est que ces animaux se portent très mal. Parmi les espèces vivant en Suisse, seules trois, dont le triton alpestre et la grenouille rousse, ne sont pas considérées comme menacées. D’autres, comme le sonneur à ventre jaune, le crapaud calamite ou le triton lobé, entre autres, sont en voie d’extinction. Et la dernière mise à jour de l’Inventaire des sites de reproduction des batraciens d’importance nationale montre que les espèces menacées continuent à décliner.

Outre les dangers liés à la circulation et à la pollution, c’est surtout la disparition des zones humides qui menace les batraciens. «Les mares temporaires comme la gouille de Bon, qui s’assèche parfois en été, leur sont particulièrement favorables. L’assèchement tue en effet les poissons et les autres prédateurs, si bien que les larves d’amphibiens peuvent se développer en sécurité au printemps suivant», explique Clément Romy, responsable du suivi des amphibiens pour le parc naturel régional du Jura vaudois.

Plusieurs initiatives visent à créer en Suisse de nouveaux milieux humides destinés aux amphibiens. C’est le cas du projet «1001 étangs» du Karch, qui prévoit l’aménagement, dans les dix ans, d’un millier de petits plans d’eau temporaires. La mise en place d’un tel réseau, dans la mesure du possible à l’écart des voies de circulation, serait un vrai coup de pouce pour les grenouilles.

 

Outre les dangers liésà la circulation et à la pollution, c’est surtout la disparition des zones humides qui menace les batraciens