Expert des politiques de santé, ancien conseiller de Barack Obama, le médecin américain Ezekiel Emanuel avait en 2014 suscité un vif débat avec la publication d’une tribune intitulée «Pourquoi j’espère mourir à 75 ans» dans la revue The Atlantic. L’oncologue âgé de 57 ans y expliquait son choix de renoncer a à tout traitement au-delà de l’âge fatidique de 75 ans. Cela afin de s’épargner de longues années de vie avec des incapacités et maladies. 

Le Temps: Un grand nombre de personnes souhaitent vivre le plus longtemps possible. Pourquoi ne partagez-vous pas cette aspiration?

Ezekiel Emanuel: Notre espérance de vie a fortement progressé depuis le début du XXe siècle. Un enfant né en 1900 aux Etats-Unis pouvait s’attendre à vivre environ 47 ans; ceux qui viennent au monde aujourd’hui atteindront approximativement 79 ans. Il s’agit certes d’un progrès; mais le côté négatif, c’est que cet allongement de la vie s’est accompagné d’une augmentation du nombre d’années vécues avec des handicaps ou des incapacités.

A mesure que les personnes vieillissent, elles perdent leurs capacités physiques et souffrent de complications de maladies chroniques. Leur qualité de vie s’en trouve altérée; à un âge avancé, de nombreuses personnes ne sont plus capables d’assurer jusqu’aux activités les plus élémentaires du quotidien. Il faut aussi compter avec la maladie d’Alzheimer, dont les experts disent qu’elle va encore progresser au sein de la population, et qui constitue une perspective particulièrement effrayante. Et puis, même sans maladie, notre capacité à créer et à contribuer chute nettement après 75 ans. Lorsqu’on a conscience de tout cela, la perspective de vivre très vieux devient moins attrayante. Personnellement, je n’ai pas envie de connaître ces années de déclin. Et je préfère que mes enfants et proches se souviennent de moi comme une personne indépendante plutôt que comme un poids.

– Pourquoi pointez-vous ce «seuil» de 75 ans? Certaines personnes sont encore en bonne santé à cet âge…

– J’insiste sur les 75 ans pour marquer les esprits. Mais je n’ai pas choisi cet âge de manière arbitraire. Les statistiques montrent que c’est à partir de là que les gens commencent à souffrir d’incapacités. Il s’agit bien entendu d’une moyenne, et vous connaissez certainement des personnes qui continuent à bien se porter au-delà de cet âge. Mais il faut garder en tête que ce sont des exceptions – et nous ne pouvons pas tous être des exceptions!

– Quelle attitude préconisez-vous face au grand âge?

– Je suis opposé à l’euthanasie et au suicide assisté. J’ai le sentiment que les personnes qui veulent y recourir souffrent surtout de dépression et de la crainte de perdre leur dignité; il faut avant tout leur procurer des soins et de la compassion. Je ne mettrai pas fin à ma vie de manière intentionnelle. Mais je ne vais pas essayer de la prolonger non plus!

A partir de 75 ans, je n’accepterai plus ni tests prédictifs ni soins – à part des soins palliatifs qui permettent de diminuer les douleurs. Je ne ferai plus d’examens cardiaques. Je ne prendrai plus d’antibiotiques et je ne me vaccinerai pas contre la grippe. Si j’ai un cancer, je refuserai tout traitement. Je mourrai de ce qui m’emportera en premier.

– Pensez-vous que tout le monde devrait en faire autant?

Non, cette attitude est personnelle et je n’essaie pas de convaincre quiconque. Je n’ai rien contre les personnes âgées et je ne méprise pas les gens qui veulent continuer à vivre malgré leurs limitations physiques et mentales. Je ne souhaite pas non plus que l’âge de 75 ans devienne la mesure officielle d’une vie complète, dans une optique de rationalisation des soins. Ce que j’aimerais, c’est que les gens s’interrogent sur ce qu’ils souhaitent pour leur fin de vie.

Ce n’est pas un exercice facile: l’évolution nous a programmés à nous battre pour survivre. Mais je pense que, si on réfléchissait vraiment à ce qui nous attend pour nos dernières années, seul un petit nombre d’entre nous souhaiterait arriver jusque-là. Et puis, se fixer une limite comme celle des 75 ans permet de définir un horizon clair. Cela encourage à s’interroger sur le sens de son existence et sur la trace qu’on veut laisser derrière soi.

– Considérez-vous que le corps médical devrait revoir sa manière de considérer la vieillesse et la fin de vie?

J’ai le sentiment qu’un grand nombre de médecins et d’infirmiers partagent déjà mon point de vue et essaient de ne pas proposer trop d’examens ou de traitements lourds à des personnes très âgées. J’ai en tout cas reçu beaucoup de lettres avec des témoignages en ce sens suite à ma tribune dans The Atlantic, tout comme j’ai reçu des courriers de proches de personnes très âgées qui disaient aussi comprendre ma position. A mon avis, le principal écueil à éviter pour les médecins est celui de «l’obligation technologique», c’est-à-dire la tentation de se lancer dans des traitements sophistiqués simplement parce qu’ils existent.

– Votre réflexion vous amène-t-elle également à des recommandations de santé publique?

– Je l’ai dit, ma démarche concerne avant tout les individus. Mais d’un point de vue plus global, il me semble que les pays développés devraient arrêter de se focaliser sur l’espérance de vie de leur population. Cela ne sert à rien de courir après le Japon, Monaco et Macau, qui sont les pays où l’on meurt le plus vieux. Dès lors qu’une espérance de vie de 75 ans ou plus est atteinte, l’Etat devrait arrêter de se soucier de cet aspect. Les efforts pourraient alors spécifiquement porter sur la santé des plus jeunes et sur celle des groupes défavorisés – par exemple les hommes noirs américains, qui ont une espérance de vie plus faible que celle des Blancs. Un investissement massif dans la recherche sur la maladie d’Alzheimer me semble aussi indispensable.