Au Koweït, l’engouement croissant pour les faucons sauvages et illégaux
Environnement
Au Koweït, la faucon mania a conquis la jeunesse du pays. Le rapace s’achète et s’offre comme un signe de prestige et une marque de respect. Malgré cela, le traditionnel savoir-faire relatif à l’histoire du Golfe s’efface au profit de la parade égocentrique

Un pigeon déplumé boite lentement à l’intérieur d’une petite cour. Quand il franchit le pas d’une porte donnant sur un salon climatisé, une femme en abaya noire crie: «Oh non! Fais-le sortir! Les oiseaux, ça suffit!» Bader Muhareb al-Deeri suit le pas lent du pigeon avec attention, puis lance un regard désolé à sa femme. L’homme est tombé dans les griffes de la fauconnerie il y a presque trente-cinq ans. Depuis, il n’a jamais cessé de s’intéresser aux animaux ailés.
Shareefa, son épouse, se rappelle: «Pendant notre lune de miel, son meilleur faucon est tombé malade. Alors il m’a laissé seule pour aller le soigner dans une clinique spécialisée au Bahreïn.» «Les faucons, c’est notre sang», lui rétorque Bader, le sourire aux lèvres. Dans le Golfe, le faucon a longtemps été un animal vital à la survie des tribus nomades du désert. Le prédateur dompté servait à chasser le petit gibier. Mais depuis la sédentarisation des populations du Golfe et l’exploitation du pétrole, le Koweït et les autres émirats n’en ont plus l’utilité pour se nourrir. Le rapace est cependant resté très présent dans la culture et l’imaginaire local.
Un faucon pour faire joli
Dans son salon, Bader s’est assis sur son canapé gris. Des dattes et du café arabe parfumé à la cardamome ont été déposés sur un plateau argenté. Il se sert, puis entame une réflexion sur le paysage de la fauconnerie dans son pays. «Il y a trente ans, il n’y avait pas autant de fauconniers. Mais, de nos jours, tous ne sont pas de vrais professionnels. Certains veulent simplement acheter un faucon pour faire joli dans un Majlis [pièce de discussion réservée aux hommes] ou pour parader devant les filles. D’autres personnes n’utilisent les faucons que pour les courses», souffle Bader tout en caressant sa large barbe.
C’est facile d’acheter des faucons sauvages. Il suffit d’avoir les bons numéros et d’envoyer quelques messages sur WhatsApp.
Selon lui, l’arrivée de Snapchat et d’Instagram dans le Golfe a grandement amplifié le phénomène. Se photographier ou se filmer avec un faucon à son bras est devenu quelque chose de commun au Koweït. A la fin de journée, après plusieurs heures de discussion technique, l’homme invite à le suivre dans sa ferme, où plusieurs fauconniers amis l’attendent. Loin de Koweït City et de ses tours sinistres arrosées par les gaz d’échappement des bruyants embouteillages, la ferme de Bader offre le silence et un ciel dégagé éclairé par les étoiles.
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Des hommes en dishdasha blanche et en keffieh sont assis en tailleur sur des petits bancs disposés dehors, dans la fraîcheur d’une nuit pré-estivale. Chacun discute des dernières actualités de la fauconnerie dans la région et de ses animaux. Le faucon pèlerin est de loin l’espèce la plus prisée. Les femelles, appréciées pour leur grande taille, possèdent des critères de beauté bien précis. La tête doit être la plus blanche possible et le corps doit virer au jaune doré.
Dissimulés dans des roues de secours
Ahmad al-Nowaif, ami de longue date de Bader, a importé illégalement son faucon pèlerin sauvage d’Afghanistan, depuis le Pakistan et le Qatar, pour 1400 KD (4600 francs suisses). «Je ne sais pas par quel moyen il a été acheminé au Koweït. Ce qui compte, c’est que je l’ai», lâche-t-il en montrant son animal sagement posé sur son bras gauche. «C’est facile d’acheter des sauvages. Il suffit d’avoir les bons numéros et d’envoyer quelques messages sur WhatsApp.»
Hashim al-Sulaily cligne de l’œil. Le fauconnier et «dealer» de pèlerins sauvages révèle que leurs valeurs marchandes n’ont aucun équivalent avec les faucons d’élevage: «Pour un hybride d’une belle couleur, il faut compter 4000 KD (13 000 francs suisses), alors que pour un sauvage, c’est environ 20 000 KD (66 000 francs suisses).»
Aujourd’hui, l’offre de faucons sauvages s’est raréfiée et les prix ont grimpé en raison des multiples intermédiaires à payer ou à soudoyer.
Selon les amateurs, le sauvage possède davantage l’instinct de chasse. Hashim lance: «Si vous chassez avec un faucon d’élevage, il peut s’en prendre à n’importe quel oiseau, ou même attaquer d’autres faucons. Le sauvage sait comment chasser et tuer un certain type d’espèce.» Classée annexe I – à savoir comme une espèce menacée d’extinction pour laquelle le commerce ne doit être autorisé que dans des conditions exceptionnelles – en 1977 par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages (CITES), le faucon pèlerin, le plus prisé du Golfe, se vend sous le manteau.
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Même si sa population s’est stabilisée (entre 230 000 à 430 000 individus), l’espèce reste protégée par la CITES. Capturés illégalement en Afghanistan, en Algérie, en Iran ou en Irak, les pèlerins sauvages transitent à travers les deux frontières terrestres ou à l’aéroport, dans des valises, des portières de voitures ou dissimulés dans des roues de secours. La répression face au trafic s’est cependant durcie ces quinze dernières années, selon la petite assemblée de fauconniers. Aujourd’hui, l’offre de faucons sauvages s’est raréfiée et les prix ont grimpé en raison des multiples intermédiaires à payer ou à soudoyer.
Ferme en Espagne
Bader s’en va ouvrir l’immense volière où sont disposés sur de petits rondins de bois une dizaine de prédateurs ailés. Certains ont été importés légalement d’élevages tchèques, espagnols ou belges. D’autres ont été attrapés au Koweït alors qu’ils étaient en plein voyage migratoire, ou ont transité illégalement entre plusieurs pays depuis leur habitat naturel. «J’ai le sentiment que le marché du faucon sauvage n’a pas d’avenir sur le long terme. Depuis le début des années 2000, la CITES a commencé à réglementer et à s’en prendre à ce commerce illégal», concède Bader, accroupi pour observer un de ses animaux.
L’homme avoue avoir collectionné ou vendu quelques sauvages, mais jure être passé à autre chose en se consacrant à la vente de faucons hybrides en Espagne, où il possède une ferme. Avec deux partenaires, le fauconnier espère inonder prochainement le marché du Golfe de «pèlerins légaux». «Les pèlerins d’élevage sont de bons oiseaux. Oui, il faut les éduquer davantage pour la chasse, mais c’est le but de notre passion, non?»
«Même notre émir est fauconnier»
Les fauconniers sont invités à prendre place dans une Majlis, où les arômes de deux grands plats circulaires de majboos, un mets composé de riz épicé, de tomates, d’agneau et de truffes du désert, sont balayés par le climatiseur de la pièce. Les échanges tournent autour de la réglementation de la CITES et de Shereefa al-Salem, cheffe de la surveillance des espèces terrestres au Ministère de l’environnement koweïtien.
Depuis quelques années, cette dernière s’est appliquée à faire respecter les règles de la CITES par le monde très masculin de la fauconnerie. Sensibilisation des douaniers, quelques belles prises aux frontières, libérations médiatisées de faucons saisis et condamnations devant la justice de fauconniers en infraction: la jeune femme a jeté un pavé dans la mare.
Si l’un d’entre nous aperçoit un pèlerin dehors, on fera tout pour le capturer. Ne pas le faire, ce serait comme laisser filer un chèque volant.
En moyenne, une centaine de faucons sauvages passeraient les frontières chaque année selon les décomptes du Ministère de l’environnement. Un chiffre bien en deçà des réalités du trafic. «Nous n’avons pas de bonnes relations avec Shereefa, qui ne connaît pas les faucons, ni la fauconnerie. Ils veulent tout réglementer! Mais c’est dans nos traditions. Même notre émir est fauconnier.» Hashim ne contredit pas son ami: «Ils ne savent pas ce qu’ils font. lls viennent chez nous et les consignes c’est «plus de faucon sauvage». Mais nous, on a besoin de temps avant d’accepter ça. Tout le monde est en colère contre la CITES!»
Un faucon à 690 000 francs
Si Bader et Hashim – tous deux déjà jugés pour possession et capture de faucons sauvages – partagent une animosité contre Shereefa al-Salem et la CITES, ils ne partagent pas les mêmes opinions. «Contrairement à Hashim, je crois aux faucons d’élevage. Ils peuvent être de bons et de beaux athlètes. D’ici à cinq ans, je changerai la mentalité des gens en ce qui concerne ces animaux et le trafic baissera de lui-même.»
Hashim n’est pas de cet avis. L’homme se glorifie de sa plus belle vente. Un montant record payé par un cousin de l’actuel émir du Qatar. «Lors d’une vente aux enchères, il a acheté mon faucon sauvage 209 000 KD (690 000 francs suisses) pour l’offrir au cheikh Tamim.»
Une fois le repas terminé, les hommes repus s’en vont humer l’air extérieur. Ahmad al-Nowaif partira la semaine prochaine au Maroc avec son faucon pour chasser. Hashim, lui, doit présenter quelques pièces rares, illégales, à des clients réguliers. Quant à Bader, il doit retourner en Espagne superviser son élevage.
Avant que les fauconniers rejoignent leur chaumière, Bader remet une boîte de comprimés à un jeune confrère, afin de faire davantage ressortir les couleurs de son rapace. «On a tous ça dans le sang. Que l’on soit pour ou contre la maintenance de sauvages, si l’un d’entre nous aperçoit un pèlerin dehors, on fera tout pour le capturer. Ne pas le faire, ce serait comme laisser filer un chèque volant.»