Comment nourrir la planète? Sur cette question, deux visions opposées s’affrontent. D’un côté, il y a les tenants de l’agriculture intensive, qui recourt aux engrais, aux pesticides et aux variétés agricoles à haut rendement pour doper sa production – un modèle directement inspiré de la «révolution verte» de la seconde moitié du XXe siècle. Dans l’autre camp, on trouve des chercheurs et des militants qui misent sur une agriculture familiale et respectueuse de l’environnement, désignée sous le terme d’agroécologie. Miguel Altieri, chercheur à l’Université américaine de Berkeley, est l’un des plus grands spécialistes de cette approche. 

Le Temps: Comment définissez-vous l’agroécologie?

Miguel Altieri: Il s’agit d’une science qui conçoit des systèmes agricoles productifs et durables. Pour cela, elle fait dialoguer les pratiques agricoles traditionnelles, employées depuis des centaines d’années par les paysans, et les connaissances modernes en agronomie, écologie et sciences sociales. L’agroécologie repose sur cinq grands principes, dont celui de la diversification: nous ne croyons pas à la monoculture, mais plutôt à la combinaison de divers types de cultures et d’élevages au sein d’une même exploitation, voire d’une même parcelle.

Nous cherchons par ailleurs à favoriser le recyclage. Tout ce qu’on produit dans une ferme devrait être au moins en partie réutilisable: par exemple, le fumier des animaux peut servir à enrichir les sols. Un troisième principe est justement de protéger le sol en le renforçant en matière organique à l’aide de méthodes naturelles. Nous avons aussi à cœur de limiter les pertes d’eau, de sol, d’énergie lumineuse et de diversité génétique. Enfin, un dernier principe consiste à favoriser les synergies entre les êtres vivants afin d’améliorer la fertilité et de lutter contre les nuisibles.

– Quelle est la différence avec l’agriculture biologique?

– Tout comme l’agriculture intensive, l’agriculture biologique repose sur la monoculture et sur l’apport d’intrants, pesticides et engrais, même si leur usage est restreint. Or cette approche peut mener à des situations contre-productives. Prenez la vigne. Dans mon pays d’origine, le Chili, ainsi qu’en Californie où je travaille, il existe de nombreux vignerons bio. Or ceux-ci sont face à un dilemme: ils utilisent du soufre pour défendre leurs vignes contre les maladies fongiques, mais en même temps ce soufre tue les insectes auxiliaires, dont ils ont besoin! C’est pourquoi certains vignerons sont venus vers moi pour me demander de développer d’autres solutions.

– En quoi consistent vos essais sur la vigne?

– Dans les recherches que je mène en Californie, j’essaie de briser la monoculture qui prévaut dans la viticulture. En plantant des légumineuses entre les rangées de vigne, on enrichit le sol, car ces plantes qualifiées d’«engrais verts» captent l’azote de l’air pour le fixer dans le sol. Des plants de sarrasin permettent par ailleurs d’attirer les insectes bénéfiques. Pour lutter contre les maladies fongiques, je mise en partie sur l’élagage des pieds de vigne. Une bonne circulation de l’air permet en effet d’éviter l’humidité, qui favorise les champignons.

Enfin, pour remplacer le soufre, je fabrique une préparation à base de fumier, de litière forestière et d’autres composants naturels riches en micro-organismes antifongiques.

– De nombreuses organisations dont Swissaid promeuvent l’agro­écologie comme outil d’aide au développement. Pourquoi?

– Je développe moi-même des projets de production vivrière agroécologique en Amérique latine. Cette approche me semble particulièrement pertinente pour les pays qui disposent de peu de ressources, car elle permet de produire sans dépendre des grandes firmes internationales qui commercialisent semences et intrants. Il existe aujourd’hui à travers le monde quelque 350 millions de fermes familiales qui cultivent selon des savoir-faire ancestraux.

Elles fournissent la moitié environ de la production alimentaire globale, en utilisant seulement 30% de la surface arable totale. Ces dernières années, il y a eu une prise de conscience de leur importance pour l’approvisionnement alimentaire des pays pauvres. Des mouvements sociaux se sont saisis de cette thématique et en sont devenus les principaux fers de lance.

– Pensez-vous que le modèle promu par l’agroécologie va s’imposer?

– Il s’agit à mon sens du seul chemin viable pour le futur. L’agriculture conventionnelle a un impact trop important sur l’environnement, et je pense que les changements climatiques vont précipiter sa chute. Ce modèle basé sur un nombre limité de semences nécessite des conditions optimales pour être productif; il est par conséquent très vulnérable aux changements de l’environnement.

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C’est ce qu'a prouvé la grave sécheresse qui sévit en Californie en 2015, qui a décimé de nombreuses cultures. Les systèmes de production basés sur l’agroécologie utilisent une grande variété de semences et s’appuient sur les cycles naturels. Cela les rend plus résilients face aux changements du climat. Les grands semenciers tentent désormais de mettre au point de nouvelles variétés génétiquement modifiées pour résister au réchauffement. Mais il s’agit d’une réponse trop simpliste à un problème qui ne l’est pas. Ce ne sera pas suffisant pour permettre à leur modèle de perdurer.

– Qu’en est-il de la productivité de l’agroécologie? Cette approche peut-elle nourrir une population mondiale en augmentation?

– L’argument du manque de productivité supposé de l’agro­écologie est constamment mis en avant par ses opposants. Pourtant, il ne tient pas. D’abord, parce que le problème de la faim dans le monde n’est pas lié à un manque de production, mais plutôt à une répartition inégale des richesses, au gaspillage et à d’autres facteurs comme l’utilisation des terres arables pour produire des biocarburants. Par ailleurs, il est difficile de comparer les rendements entre agriculture conventionnelle et agroécologique. Certes, sur une même parcelle, on peut produire 15 tonnes de maïs à l’hectare en agriculture conventionnelle contre seulement une tonne en agroécologie.

Mais avec cette dernière, on produira aussi des légumineuses, des fruits, du bétail… Et on consommera beaucoup moins d’eau, de sol et de combustibles. Il faut donc bien faire les calculs. Et, au-delà de la question de la production, se demander ce qui est le plus favorable à l’environnement et à la justice sociale.