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L’embarras public face au réchauffement climatique mis en scène

Le thème des changements climatiques suscite bien des débats passionnés. Le célèbre sociologue des sciences français Bruno Latour explique comment le théâtre permet de les aborder avec un regard inédit

Le théâtre est utile pour mettre en scène le sentiment d’être désemparé», selon Bruno Latour. — © DR
Le théâtre est utile pour mettre en scène le sentiment d’être désemparé», selon Bruno Latour. — © DR

Le réchauffement climatique fait la une des médias et nourrit des débats passionnés. Mais comment aborder cette problématique en tant que citoyen et intégrer les discours de chacun (scientifiques, politiciens, écologistes, etc.)?

Bruno Latour, célèbre sociologue des sciences français, professeur à Sciences Po à Paris, est le concepteur de Gaia Global Circus, tragi-comédie écologique qui met la planète et ses humains en scène. Le spectacle, joué le 30 avril à Neuchâtel, est le fruit du travail conjoint de gens du théâtre et de scientifiques. Climat: Acte I, scène 1.

Le Temps: Comment est né le projet et pourquoi parler du réchauffement climatique?

Bruno Latour: Depuis 1991, bien avant la question climatique, j’ai écrit sans le savoir sur le concept d’«anthropocène», période qui commence avec la révolution industrielle au XVIIIe siècle et durant laquelle les activités humaines influencent le système terrestre, les humains réalisant alors que la planète ne peut plus satisfaire les ambitions de la grande tradition moderniste. De plus, j’étudie depuis longtemps les controverses scientifiques. Au sujet du climat, j’avais affaire à une controverse très intéressante puisque c’est une anti-controverse: il n’y a pas de débat entre scientifiques eux-mêmes mais le public pense qu’il y en a un. Ce caractère de «fausse» controverse m’a paru très important.Enfin, j’ai travaillé aussi autour de ce que j’appelle le «théâtre de la preuve» en essayant de comprendre comment une preuve devient convaincante aux yeux des témoins, pour montrer ce qui pousse les scientifiques à élaborer des preuves efficaces.Cette pièce était l’occasion d’amplifier les éléments qui sont déjà de la dramatisation interne aux sciences. Et donc sortir de l’idée que c’est de la communication ou de la vulgarisation.

– D’ailleurs dans la pièce, il y a très peu de contenu scientifique au sens didactique…

– … parce que ce n’est pas de savoir combien il y a de CO2 dans l’atmosphère qui intéresse un public déjà inondé d’informations. Nous montrons l’âme divisée des scientifiques et du public qui abordent ces questions. Où est-ce que nous nous situons? Est-ce que l’on rit des écologistes qui veulent nous imposer des sacrifices? Est-ce que l’on est furieux face aux climato-sceptiques? Est-ce qu’on est perdu parce qu’on est face à un phénomène trop vaste? C’est cette incertitude que nous avons voulu mettre en scène.

– Pourquoi cette division existe-t-elle chez le public?

– Le phénomène du réchauffement est entièrement nouveau. Ma génération n’imaginait pas devoir prendre la planète sur ses épaules. Nous pensions que notre cadre physique était stable. Or qu’est-ce que cela signifie de prendre en charge la planète? Qu’est-ce que ça veut dire d’être sensible à des transformations planétaires et que faire? Trier nos déchets? Il n’y a pas d’échelle commune ni de représentation de la complexité du problème. Donc le fait – l’origine anthropique [de ce problème] – est assuré mais à l’intérieur, il y a des multitudes d’incertitudes. On est démuni.

– Qu’est-ce qu’apporte le théâtre pour parler de ce thème?

– Le théâtre est utile pour mettre en scène le sentiment d’être désemparé au lieu de prétendre savoir ce qu’il faut faire. C’est pour ça que je critique la voix d’autorité d’Al Gore [dans son documentaire Une vérité qui dérange, sorti en 2006, ndlr], identique à celle entendue pendant le modernisme, alors que l’action ne peut pas être unifiée si facilement. Il accuse moralement les gens de nier l’évidence, ce qui a comme effet d’entraîner des réactions négatives, phénomène bien étudié en psychologie. La position militante a échoué et n’est plus suffisante tout comme la position catastrophiste. Aucune position n’est bonne pour le moment car cette vérité dérangeante doit être d’abord absorbée. Comme l’annonce d’un cancer. On ne peut pas le nier. Il y a un vrai travail de deuil d’une certaine idée de ce qu’est la planète et l’évolution des humains sur celle-ci. Ce deuil est très beau du point de vue du théâtre et des arts en général et essentiel du point de vue politique.C’est important pour une politique écologique de reconnaître qu’on est sans ressource pour la traiter. Comment parler de cette chose invisible, massive, qui modifie la vie de 7 milliards d’individus? Les idées politiques classiques comme la démocratie ou la révolution paraissent dérisoires.Il y a quelque chose dans le théâtre qui est lié à la simplicité du médium. Créer un rapport entre une assemblée et un objet de dispute ressemble fortement à la création d’un petit parlement. Des gens qui se réunissent autour d’un «sujet d’intérêt»: c’est la définition du politique.

– La pièce a été jouée quatre fois, en France, en Allemagne et maintenant en Suisse. Quelle a été la réaction du public?

– A la première représentation, à Toulouse, certains élus verts sont partis à la fin, furieux. Ils nous ont accusé de nous moquer de choses qui sont trop sérieuses pour être mises sur scène et en rire – la pièce est une tragi-comédie –, ils ont été choqués. Le lendemain, d’autres militants ont partagé leur soulagement de voir que l’on parlait de ces sujets en termes de multiplicité de positions. Dans leurs débats sur les transitions énergétiques, ils rencontrent tout le temps des gens qui ne savent pas quoi faire. Ne pas savoir quoi faire et l’avouer est un des effets de catharsis du théâtre.

– Comment s’est passée l’interaction avec les scientifiques pour monter la pièce?

– C’était intéressant de voir à quel point ils sont ouverts. Ils ne disent pas «il faut communiquer» ou «il faut que le public se bouge». Moins il y avait de mimétisme de l’activité scientifique dans les versions successives de la pièce, plus ils s’y reconnaissaient. Ils ne se sont pas sentis desservis car nous avons extrait un conflit et ils ont dit: «C’est notre conflit, c’est nous.» C’est le point des œuvres d’art. Les scientifiques ne peuvent pas faire un pas sans l’art, sans la fiction. Ils découvrent le médium de l’écriture en particulier dans l’art d’écrire les publications scientifiques.

– Comment avez-vous géré la part de fiction?

– La règle c’est que ce soit du théâtre de bout en bout, et d’abord du théâtre. Le théâtre c’est un matériau, des effets de sons, de voix, de proximité. Il n’a pas de rapport de communication au sens transfert d’information, pas plus d’ailleurs que l’autre médium qu’est l’article scientifique. C’est inouï que les ressources de fiction des sciences ne soient pas plus utilisées par les artistes et vice versa. On ne résoudra pas les crises écologiques sans ces liens.