Un claquement sec. L’un de nos colocataires à quatre pattes vient de passer la chatière. S’il est entré, nous savons plus ou moins à quoi nous en tenir. Le plus petit, une femelle, restera dans le salon pour sommeiller. Le plus corpulent, un mâle dominant, nous cherchera pour engager un brin de causette. Quant à son frère, le très svelte Shatoosh, il foncera toujours affamé à la cuisine. Mais si le même animal a fait le trajet inverse, s’il est sorti, force est de constater que nous ne saurons plus grand-chose de lui. Bien sûr, il nous arrivera encore de l’apercevoir en train de vaquer à ses occupations aux abords de la maison. Mais ce sera pour mieux le perdre de vue, ensuite, durant de longues heures.

Où vont ces compagnons lorsqu’ils nous quittent? Que font-ils dehors? Qui deviennent-ils dans la nature? Comme tout propriétaire de chat, nous brûlons de le savoir. Informés de l’existence de GPS et d’appareils photo miniatures à déclenchement automatique, nous décidons d’en avoir le cœur net en munissant de cet attirail l’un de nos fauves pendant quelques jours. Nous avons alors la chance de recevoir l’aide de l’équipe de Swild, un centre de recherche zurichois spécialisé dans l’écologie urbaine et, à ce titre, habitué à équiper ainsi des animaux plus ou moins sauvages, des hérissons aux chats. L’expérience peut commencer.

Sans gêne apparente

Attention! nous a-t-on prévenu. Tous les chats ne tolèrent pas de porter au cou un appareil encombrant de 50 à 100 grammes. Notre femelle étant la moins costaude du trio et notre mâle dominant le plus rétif à ce genre de contraintes, nous portons notre choix sur Shatoosh. Le jour venu, nous suivons à la lettre les conseils qui nous ont été prodigués. Après avoir pendu un appareil photo au cou du malheureux élu, nous lui offrons sa nourriture préférée en nous préparant à lui donner mille caresses. Le tout chatière fermée afin de pouvoir observer son comportement pendant quelques heures.

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Ces précautions s’avèrent largement inutiles cependant. Après avoir avalé goulûment son repas et ramassé au passage une ou deux marques d’affection, Shatoosh se dirige vers la sortie sans la moindre gêne apparente. Et avant que nous ayons eu le temps de comprendre ses intentions, il fonce tête baissée sur la chatière verrouillée. A entendre le choc, le pauvre a dû avoir mal! Loin de se décourager pourtant, il repart aussitôt à l’assaut de l’obstacle pour se cogner une seconde fois le crâne. Il ne nous reste plus qu’à lui ouvrir la porte et à le laisser partir.

Un bon dormeur

Shatoosh s’avère un excellent reporter. Jour après jour, il se laisse enfiler sans rechigner son appareil et, le mécanisme se déclenchant toutes les 25 secondes, ramène de grosses quantités de photos. Des clichés qui permettent de suivre précisément ses pérégrinations.

Première constatation: notre chat, y compris dehors, passe beaucoup de temps à dormir. Nous nous en rendons compte lorsque ses clichés se voilent peu à peu avant de s’obscurcir complètement, signe qu’il s’est étendu et qu’une partie de son corps ou de sa tête cache l’objectif. Nous avons alors droit à des dizaines de photos totalement obscures, des séries qui s’interrompent vaguement de temps à autre lorsque le fauve se retourne.

Pas de quoi étonner Valérie Dramard, vétérinaire comportementaliste à Lyon et à Paris. «Les prédateurs n’ont pas d’agresseurs, explique-t-elle. Ils peuvent s’endormir complètement, contrairement aux espèces-proies qui gardent toujours un état minimum de veille.»

Le temps que les chats passent à se reposer s’explique aussi par leur diète. «Si les herbivores sont obligés de manger quasiment tout le temps pour obtenir leur quota de calories, les carnivores acquièrent le nécessaire par une activité, la chasse, nettement plus brève mais très coûteuse en énergie, poursuit un autre vétérinaire comportementaliste, Joël Dehasse. En conséquence, ils peuvent et doivent dormir beaucoup plus.»

La patience incarnée

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Le même Shatoosh passe aussi de longs moments réveillé mais immobile. A observer ses clichés parfaitement nets, pris à quelque 10 ou 20 centimètres du sol, il se tient droit, soit couché sur ses membres fléchis, soit assis sur ses fesses, les pattes antérieures tendues.

Il ne faut pas se fier à leur air absent. Curieux de tout, ces animaux possèdent une riche vie intérieure

«Une telle station permet aux chats de se reposer tout en observant leur territoire, confie l’écrivain scientifique Jean-Luc Renck. Il ne faut pas se fier à leur air absent. Curieux de tout, ces animaux possèdent une riche vie intérieure. Ils ont aussi des sens très développés et perçoivent, par l’ouïe, l’odorat ou le toucher, toutes sortes de bruits, d’odeurs ou de courants d’air du plus haut intérêt pour eux. A côté, nous les hommes, nous sommes emmurés.»

«Cette immobilité correspond à une stratégie de chasse, explique Sandra Gloor, biologiste à Swild. Contrairement aux renards qui bougent beaucoup lorsqu’ils traquent une proie, les chats préfèrent rester immobiles, à l’affût, pendant des heures s’il le faut, avant de s’élancer à la vitesse de l’éclair. Ce sont des animaux de nature extrêmement patiente.»

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Shatoosh n’a rapporté que six photos de chats sur les quelque 11 000 clichés qu’il a ramenés de ses près de 80 heures de reportage

Des trajets en zigzag

Souvent en repos ou immobile, Shatoosh passe tout de même des heures à déambuler. Se promène-t-il au sens où l’entendent les hommes? Pas sûr. Avant de lui passer le GPS, nous nous en sommes nous-mêmes équipé lors d’une balade, puis avons transféré les données sur ordinateur. Notre parcours s’est composé de longues lignes droites et de quelques virages qui ont formé à l’arrivée une grande boucle. Or, les pérégrinations de notre animal présentent un tout autre dessin: tout en zigzags et en allers-retours, ils forment une étoile autour de son domicile.


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Et si Shatoosh travaillait? Les trajets que nous effectuons au bureau ou à l’usine ne se composent-ils pas de multiples allers et retours entre nos propres places et d’autres endroits comme les postes de nos supérieurs et de nos collègues, les cabinets ou la cafétéria?

Jean-Luc Renck préfère comparer l’itinéraire de Shatoosh à des courses du samedi matin. «Nous aussi, explique-t-il, nous faisons certains achats dans un magasin, puis nous nous arrêtons à la terrasse d’un café, repartons à la boulangerie et nous arrêtons au kiosque à journaux. Lorsqu’il sort, le chat déploie plusieurs activités: il patrouille pour vérifier l’état de son territoire, renifle à la recherche d’odeurs laissées par des congénères et dépose ses propres marques olfactives. Dans le même temps, il peut aussi se laisser aller à des coups de folie, à la suite d’un oiseau par exemple. Ses objectifs, il les découvre fréquemment chemin faisant.»

Pèlerin de la nuit

Les premiers jours de reportage passés, nous avons une dernière grande curiosité: la nuit, ces longues heures d’obscurité au cours desquelles, plus que jamais, les chats nous échappent. L’appareil photo manque alors de sensibilité pour conserver la moindre utilité: après de belles visions du crépuscule, il ne nous rapporte plus que des clichés noirs, parfois troués de traces de lumière impossibles à identifier. Il ne nous reste plus dès lors que le GPS pour tenter de percer le mystère.

A la maison, il tue les souris et se montre gentil avec les Bébés. Mais dès que la nuit tombe et que la lune se lève, il redevient le Chat qui s’en va tout seul

Nous avons nous-mêmes testé à plusieurs reprises l’appareil pour nous assurer de sa fiabilité. Sage précaution! Sans elle, nous aurions eu de la peine à croire les données ramenées par notre chat la première nuit. Alors que Shatoosh se contente durant la journée de parcourir un petit périmètre, il s’aventure beaucoup plus loin sous le couvert de la pénombre. La route qui passe derrière la maison et qu’il ne paraissait guère fréquenter? Il ne cesse de la franchir sitôt l’obscurité tombée. Le lac, qui se situe à plus de 200 mètres en contrebas? Il ne craint pas de traverser de nombreuses propriétés pour s’en approcher à quelques pas.

Nous découvrons avec émotion un autre animal. Le pantouflard est un aventurier. Nous reviennent alors à l’esprit les fameuses lignes que Rudyard Kipling a consacrées au félin: «Tant qu’il reste à la maison, il tue les souris et se montre gentil avec les Bébés pourvu qu’ils ne lui tirent pas la queue trop fort. Mais dès qu’il a un moment, en tout cas dès que la nuit tombe et que la lune se lève, il redevient le Chat qui s’en va tout seul. Pour lui, un lieu en vaut un autre. Et le voilà parti par les Forêts Sauvages et humides, au sommet des Arbres Sauvages et Humides ou des Toits Sauvages et Humides aussi. Il agite sauvagement la queue et s’en va toujours seul.»


LECTURES

  • «Tout sur la psychologie du chat», de Joël Dehasse, Ed. Odile Jacob, 2008.
  • «Le comportement du chat de A à Z», de Valérie Dramard, Ed. Ulmer, 2012.
  • «Hunters and non-hunters: skewed predation rate by domestic cats in a rural village», de Sandra Gloor, in European Journal of Wildlife Research, 2010 57(3), p. 597
  • «Que dit votre chat?» , de Jean-Luc Renck, Ed. de l’Hèbe, 2011.