L’impossible écobilan d’une automobile

Technologie L’impact des nouvelles voitures sur l’environnement est difficile à mesurer

L’arrivée des moteurs électriques complexifie encore l’analyse

Les véhicules présentés ces jours au Salon de l’auto de Genève ne manqueront pas de le mettre en évidence: les voitures actuelles consomment moins, et seraient donc beaucoup plus respectueuses de l’environnement. Pourtant, «garder sa vieille voiture utilise moins de ressources fossiles que d’en acheter une nouvelle»: c’est le message à contre-courant du petit ouvrage En voiture Simone! du Neuchâtelois féru d’écologie Lucien Willemin.

Ce postulat, proche de la décroissance, se base non seulement sur la quantité de carburant avalé par une automobile, mais tient aussi compte de toute l’énergie «gaspillée» et des matériaux auxquels il a fallu recourir pour la produire. Différents aspects regroupés sous le concept d’«énergie grise». Selon Lucien Willemin, les économies de carburant d’une nouvelle voiture sortie d’usine réalisées durant la plus grande partie de sa vie et calculées sur la base d’une économie de 2 à 3 litres aux 100 km par rapport aux anciens véhicules ne compenseraient pas toute l’énergie dévolue à sa construction et à son recyclage.

«Le but de mon ouvrage est de démontrer que l’impact d’une voiture ne se limite pas à son utilisation. La pollution issue de sa construction est phénoménale et n’est jamais prise en compte.» Le problème avec cette assertion, pointe-t-il lui-même, est l’impossibilité d’obtenir des données à ce sujet.

En effet, il s’avère très difficile pour tout propriétaire d’une automobile de se faire une idée précise de son propre impact environnemental avec son véhicule. Une étiquette-énergie existe pour les voitures – tout comme pour les biens de consommation électroménagers ou électroniques. Or celle-ci se limite à la consommation de carburant en nombre de litres d’essence utilisés par 100 kilomètres parcourus, aux émissions de CO2 (en g/km) et à l’efficacité énergétique calculée sur la base du poids à vide du véhicule. Mais rien sur l’«énergie grise» mise en avant par Lucien Willemin. Or cette dernière pourrait être estimée grâce à ce que les spécialistes appellent une «analyse de cycle de vie» (ACV) ou écobilan. Une méthode toutefois difficile à appliquer aux automobiles.

Réaliser une ACV équivaut à autopsier toutes les étapes de la vie d’un produit. «On aboutit à un bilan sur quatre facteurs: impact sur le changement climatique, utilisation de ressources nécessaires, effets sur la santé humaine et conséquences sur l’écosystème, explique Yves Loerincik, directeur de Quantis, une start-up de l’EPFL spécialisée dans les ACV. Il y a cependant beaucoup d’incertitudes liées aux manières de quantifier l’importance de chacun de ces facteurs: on ne connaît pas toujours les risques liés à l’utilisation de tel ou tel composant.»

Difficile donc de savoir où placer le curseur entre les deux extrêmes: la première, la position de Lucien Willemin, qui consiste à ne jamais changer de voiture, quitte à polluer plus avec un ancien modèle mais en minimisant l’«énergie grise» par automobiliste, puisque l’on achète peu de voitures. Et la seconde: changer très régulièrement de modèle, ce qui fait certes augmenter l’énergie grise totale, mais permet à chaque changement de réduire les gaz à effet de serre émis.

Face à ce dilemme, les véhicules à motorisation électrique sont-ils la solution d’avenir? Il apparaît que non. Pour preuve, une étude publiée en novembre 2013 par l’Agence française de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME). Celle-ci compare l’ACV des engins à combustion modernes – essence et diesel – à l’écobilan des véhicules «tout électrique». Une comparaison d’ailleurs ardue selon les critères retenus. Par exemple, dans le cas du rapport de l’ADEME, la contribution d’une voiture thermique au changement climatique, pour une durée de vie de 150 000 km parcourus, est de 22 tonnes d’équivalents CO2, contre 9 tonnes pour une voiture électrique. Or 69% de cette contribution pour le second véhicule serait due à sa fabrication contre seulement 9% pour le premier. Et l’exercice se complexifie encore lorsque l’on aborde la consommation d’énergie primaire de l’engin lui-même (essence ou électricité): l’étude montre que celle du véhicule électrique est ­ «inférieure à celle d’un véhicule thermique essence mais un peu supérieure à celle d’un véhicule thermique diesel».

De plus, concernant la voiture électrique, les résultats varient fortement selon la provenance du mix énergétique que consomme son moteur. L’ADEME a passé au crible les situations française et allemande: dans le premier cas, l’électricité consommée par le véhicule produit peu de CO2 car celle-ci est générée par les centrales nucléaires françaises; dans le second cas, elle l’est par les centrales thermiques allemandes, ce qui augmente la production de gaz à effet de serre. Bilan sur cet unique point: un véhicule électrique sera donc plus «efficace» en France qu’en Allemagne.

Et en Suisse? L’électricité est produite bien davantage par le nucléaire et les barrages que par la filière thermique. L’impact sur l’environnement – déchets radio­actifs exclus – est donc faible. Pas si vite: «Nous importons aussi énormément d’électricité, dont la source de production est variable, que nous réexportons aussitôt», dit Daniel Favrat, professeur et directeur du Laboratoire d’énergétique industrielle à l’EPFL. Difficile donc, selon lui, d’avoir une vision claire du mix énergétique qui est utilisé par les voitures électriques en Suisse.

De plus, le rapport de l’ADEME se limite à étudier de petites voitures privées citadines et polyvalentes. Rien sur les moteurs hybrides qui connaissent un fort succès. La comparaison entre modèles thermique et électrique est dès lors complexifiée par les différentes motorisations et tailles des véhicules.

Quant au recyclage des véhicules électriques, s’il a peu d’impact sur leur écobilan, il reste délicat à mettre en œuvre. «Notamment pour les batteries au lithium qui, tout comme nombre d’autres composants, pourraient être recyclées, mais ne le sont pas en raison du coût et de la complexité de l’opération, dit Suren Erkman, professeur d’écologie industrielle à l’Université de Lausanne. Le recyclage en fin de vie d’un produit – surtout les voitures – est souvent mis en avant sans qu’il soit possible de le réaliser en entier.»

Ces difficultés de mener une analyse de cycle de vie complète et fiable d’une automobile proviennent de la complexité à la construire, avec des milliers de pièces. «Les constructeurs demandent des ACV pour des éléments précis, pas pour une automobile dans son ensemble, précise Suren Erkman. Les pare-chocs, par exemple: quel matériau – PVC, polypropylène ou acier – est-il plus efficace en termes de construction et de sécurité et économe en termes de ressources? Ce genre d’études est long à mener et coûteux.» D’où, d’autant plus, la réticence à le faire pour une voiture dans son ensemble.

L’équivalent d’une étiquette-énergie pour l’analyse de cycle de vie n’est donc pas à l’ordre du jour pour accompagner le choix des acheteurs de voitures. Un manque dans lequel s’engouffrent tant les écologistes que les constructeurs automobiles pour promouvoir leur pensée politique ou leurs produits.

«Le recyclage de produit en fin de vie est mis en avant sans qu’il soit possible de le réaliser»