Mystérieuses civilisations (3/5)
Qu’est-il arrivé aux Vikings du «Pays vert», disparus en 1450? La perte de leurs pâturages pourrait s’expliquer, du moins en partie, par une modification climatique

Groenland, le «Pays vert». Tel est le nom donné aux terres groenlandaises sur lesquelles Erik le Rouge a posé son regard en abordant la côte en l’an 986. Décidé à établir une colonie, le célèbre navigateur scandinave a convaincu plusieurs de ses congénères de quitter l’Islande à bord de 25 bateaux pour affronter les eaux dangereuses – onze bateaux ont sombré – et établir de nouvelles colonies septentrionales.
L’histoire des Vikings du Groenland a duré près de 500 ans. Le dernier contact écrit date de 1408, et quelques décennies plus tard les colons n’ont plus laissé aucune trace. D’aucuns ont vu dans le refroidissement climatique appelé «Petit Age de glace», qui affecta toute l’Europe dès le milieu du XIIIe siècle jusqu’en 1850, la cause de l’effondrement de la civilisation viking au Groenland.
Les Vikings n’étaient pas frileux
Jared Diamond, dans son ouvrage «Effondrement» publié en 2006, écrit cependant: «Les Vikings disparurent, mais les Inuits survécurent, prouvant qu’il était possible pour l’homme de survivre au Groenland et que la disparition des Vikings n’était pas inévitable.» Selon lui, la disparition des Vikings au Groenland ne peut être expliquée par une cause unique, le climat ou l’hostilité entre Vikings et Inuits. Une thèse que soutient Judith Jesch, directrice du Centre d’étude de l’âge viking à l’Université de Nottingham, en Angleterre: «Je ne suis pas convaincue que le climat soit la raison principale de la disparition des Vikings du Groenland. Plusieurs causes écologiques mais aussi socio-économiques sont à l’origine de la fin de cette société.»
Une grande chaleur avant 1250?
Faisait-il vraiment si chaud avant 1250? Pas si évident, selon de nouvelles données glaciologiques obtenues par des chercheurs de l’Université Columbia à New York et publiées dans «Science Advances» en décembre 2015. Pour déterminer le climat qui régnait au Groenland entre 1000 et 1400, les scientifiques ont mesuré l’étendue des glaciers du Groenland à cette période grâce aux traces qu’ils ont laissées.
Sous l’effet du poids de la glace, la roche a été érodée et a formé une limite de «moraines» qui correspond à un pli de débris rocheux dont la datation est possible grâce à la mesure des isotopes de béryllium. Cette mesure indique la progression maximale des glaciers. Les chercheurs ont conclu que les glaciers étaient autant développés avant 1250 qu’après! C’est pourquoi ils préfèrent appeler «anomalie de climat médiéval» cette période de relative chaleur car elle n’était pas uniforme en Europe: il faisait plutôt frais au Groenland avant le Petit Age glaciaire.
Adieu veau, vache, cochon, couvée
Ce serait sous-estimer les Vikings que de douter de leur capacité d’adaptation aux conditions climatiques difficiles. C’est ce que soutient un groupe international de chercheurs dans un article publié dans la revue «PNAS» en mars 2012. Une série d’observations archéologiques montrent que les Vikings du Groenland ont adapté leurs pratiques et leurs ressources.
L’agro-pastoralisme était le modèle économique des Vikings avec la culture des champs et l’élevage d’animaux, principalement des chèvres et des moutons. Quand les conditions le permettaient, ils pouvaient aussi élever des vaches et des cochons, qui sont des bêtes moins résistantes. Des os de ces différents animaux ont été retrouvés dans les sites de fouilles des deux colonies vikings – la colonie est et la colonie ouest – établies au sud-ouest du Groenland, au fond de deux fjords et distantes d’environ cent kilomètres. Les archéologues y ont répertorié près de 500 sites, dont environ 350 étaient des fermes.
Les colonies du Groenland dépendaient des pâturages disponibles
Selon les auteurs, ce modèle économique suggère que les colonies du Groenland étaient très largement dépendantes de la surface de pâturage disponible. Or celle-ci a très largement diminué avec les variations climatiques. L’étude isotopique de squelettes de Vikings vieux de 600 ans a révélé qu’ils pouvaient pallier ces variations en consommant des animaux marins, notamment du poisson et surtout des phoques. Leur régime serait passé de 40% d’aliments d’origine marine à environ 80% à la fin du Moyen Age. La quantité d’os de phoque retrouvés sur place a aussi doublé sur la même période. L’adaptation des Vikings à la chasse au phoque a été fulgurante, selon les chercheurs.
«Les Vikings avaient tout misé sur l’intensification de la chasse au phoque et au morse, et donc sur l’exportation de denrées de luxe comme les fourrures et les défenses en ivoire, raconte Judith Jesch. Mais à partir du XIIIe siècle, le climat a rendu difficile la navigation des bateaux vers l’Europe et les Groenlandais se sont retrouvés complètement isolés, sans possibilité de commercer avec la Norvège en particulier. Par ailleurs, l’importation d’ivoire d’éléphant remplaçait peu à peu celle de l’ivoire de morse. Il n’y avait plus d’argent pour les Vikings.»
Trop peu nombreux pour survivre
L’arrêt du commerce n’a pas été la seule limite de l’adaptation des Vikings aux variations climatiques. «Un des facteurs les plus importants du déclin des Vikings du Groenland est leur nombre peu élevé, explique Judith Jesch. On estime que les deux colonies comptaient au total entre 3000 et 6000 habitants au maximum, ce qui est très peu. Les conditions sont devenues de moins en moins viables.» La chasse au phoque requiert de travailler en groupe et d’utiliser des bateaux sur de très longues distances. Elle a dû mobiliser de nombreuses personnes pendant de longues périodes avec des risques d’accidents mortels.
Une autre pression s’exerçait par le nord sur la démographie des colons groenlandais: les Inuits. «Quand les Vikings sont arrivés au Groenland, il n’y avait pas de peuple indigène déjà sur place, précise la chercheuse anglaise. Quand le climat est devenu plus froid, des peuples inuits qui vivaient plus au nord sont descendus vers le sud; des conflits ont certainement éclaté.» Un rapport du XIVe siècle mentionne un raid des Inuits sur les Groenlandais qui aurait entraîné la mort de 18 hommes et la capture de deux autres. Ce texte est interprété par les chercheurs comme la prise en une seule fois de trois ou quatre bateaux de pêche qui a coûté la vie à près de 5% des chasseurs adultes.
Qu’est-il arrivé aux derniers colons?
Cependant, l’impact des Inuits sur les Vikings est à tempérer, selon Judith Jesch: «Les luttes n’étaient peut-être pas assez importantes pour chasser les Vikings. Il existe des preuves d’échanges entre le Groenland et le Canada, où vivaient les Inuits, car le Canada était la source de bois la plus proche.» Les auteurs de l’article de «PNAS» affirment une chose: il n’y a aucune preuve de mariage interethnique entre les deux peuples. Et, fait notable, les Vikings n’ont pas appris des Inuits la technique de pêche hivernale du phoque marbré. Cette technique compliquée qui consiste à creuser un trou dans la couche de glace pour attraper l’animal n’a pas été pratiquée par les Vikings, alors qu’elle aurait pu leur apporter des ressources de nourriture pendant la saison la plus froide.
Qu’est-il arrivé aux derniers colons? «La colonie la plus au nord du Groenland a été abandonnée la première. Puis les derniers habitants de la colonie de l’ouest ont rejoint celle de l’est. On ne peut ensuite que spéculer sur la fin des derniers colons vikings au Groenland, affirme Judith Jesch. Pour moi, il est peu probable qu’ils aient attendu de mourir l’un après l’autre. Ils ont dû chercher à récupérer un bateau provenant de Norvège ou d’Islande pour quitter leur terre. Comme il n’y avait pas de bois sur place, ils ne pouvaient en construire un. Mais nous ne connaissons pas les conditions de leur évacuation. Peut-être un jour trouverons-nous une inscription runique du dernier Viking du Groenland. Pour l’instant, c’est encore un mystère.»
Les précédents épisodes de notre série
La civilisation de l’Indus, des terres fertiles au désert aride (1/5)