Pour maintenir sur le marché certains de leurs produits controversés, des sociétés comme Monsanto, Philip Morris, Exxon ou encore Coca-Cola ont eu recours à des stratégies pernicieuses, basées sur la manipulation de la science et la création de conflits d’intérêts. C’est ce que dénonce la journaliste française Stéphane Horel dans son ouvrage Lobbytomie – Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie.

Le Temps: Qui sont ces scientifiques qui se mettent au service des lobbies?

Stéphane Horel: Ils peuvent avoir des profils et des statuts très différents. Certains sont employés directement par les firmes. D’autres travaillent pour des cabinets de défense de produit, entièrement financés par ces dernières. Une troisième catégorie, les universitaires, entretient des relations plus ou moins régulières avec les firmes. Ceux-ci peuvent être conseillers ou consultants, ou bénéficier des financements des firmes pour mener leurs recherches. Les liens qu’ils nouent avec ces sociétés créent des conflits d’intérêts puisqu’ils sont impliqués dans la construction d’un savoir public. Une étude financée par un industriel a quatre à neuf fois plus de chances de donner des résultats favorables au produit que si elle avait été financée sur fonds publics.

En achetant cette science de diversion, les industriels parviennent à modifier l’équilibre au sein de la littérature savante

Quels sont les cabinets de lobbying les plus actifs et les plus en vue?

Le cabinet de défense de produit le plus important en termes de chiffres d’affaires est Exponent. Ce cabinet américain, fondé en 1967 et qui emploie plus de mille personnes, mêle sciences, relations publiques et lobbying. Il existe aussi des structures plus petites comme le cabinet Hill and Knowlton, fondé en 1927. C’est lui le premier qui a, dans les années 1950, inventé les stratégies de manufacture du doute pour défendre l’industrie du tabac. Cela au moment où des preuves scientifiques, montrant que fumer des cigarettes provoquait le cancer, commençaient à être réunies.

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Leur stratégie a été de cacher la vérité sur les risques de la cigarette, à entretenir le doute sur la réalité des dangers de la cigarette, à créer la controverse. A organiser la négation, avec les résultats que l’on connaît: le tabac a tué 100 millions de personnes au XXe siècle.

Plus récemment, un rapport mondial sur les perturbateurs endocriniens a été décrédibilisé par l’industrie…

Ce rapport sur les perturbateurs endocriniens, publié en 2013 par l’Organisation mondiale de la santé et les Nations unies, avait mobilisé pendant deux ans une vingtaine de scientifiques de haut niveau, spécialistes de ces questions. Il faisait état de problèmes majeurs de santé publique. Il n’hésitait pas à parler «de menace mondiale». Il a été attaqué de manière coordonnée par les industriels des pesticides et de la chimie qui ont mandaté deux cabinets de défense de produit, Exponent et Gradient, ainsi que des universitaires pour produire une critique qui le démontait point par point. Il s’agissait en fait plus d’une exécution que d’une critique. Ces cabinets de lobbying ne cherchent pas à nourrir un débat scientifique, mais à calomnier, à créer une opposition massive dans le but de créer le doute dans l’esprit des décideurs.

Comment les lobbies ont-ils très largement infiltré certaines revues scientifiques, comme vous le soutenez?

Ils publient des articles dans des revues scientifiques – parfois controversées, comme Regulatory Toxicology and Pharmacology (RTP) – créées par des industriels et pilotées par eux, en empruntant les codes et les circuits de la science académique. C’est une véritable «science washing». Ils transforment ainsi leur matériau de lobbying à fonction commerciale en article scientifique, en le présentant comme de la science totalement désintéressée. Leurs études parviennent à faire illusion auprès des décideurs, des hauts fonctionnaires et des politiques, qui n’ont souvent aucune culture scientifique et ne savent pas faire la différence.

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En achetant cette science de diversion, les industriels parviennent à modifier l’équilibre au sein de la littérature savante pour qu'elle penche vers leur intérêt.

L’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) semble pourtant se fier aux travaux de certaines de ces revues, non?

L’EFSA gère très mal les conflits d’intérêts. Les dérives et insuffisances de cette haute autorité sont régulièrement épinglées tant par des journalistes que par des ONG, mais aussi par le Parlement européen qui la rabroue chaque année publiquement. C’est une agence qui défend davantage les intérêts des industriels que ceux de la santé publique.

En quoi ce «complexe médico-industriel» menace t-il nos démocraties?

Nous n’en sommes plus au stade de la menace. Aujourd’hui, une grande partie des décisions qui concernent la santé publique et l’environnement sont fondées sur les intérêts des entreprises, et non plus sur les intérêts de la société. Une frange minoritaire d’intérêts privés s’arroge le droit de prendre des décisions qui imposent un modèle de société et affectent les populations sans avoir été soumises à un vote démocratique.

Que faire pour libérer la science de l’emprise de ces firmes?

Il faudrait d’abord revenir sur les choix politiques adoptés à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Jusque-là, le financement public de la recherche était la norme, les financements industriels l’exception. C’est aujourd’hui l’inverse. Ces choix ne sont pas irréversibles. Plus précisément, pour résoudre les problèmes de conflits d’intérêts, des universitaires et des observateurs critiques ont proposé d’alimenter un «pot commun» dans lequel les industriels verseraient leur écot pour réaliser des études de toxicité supervisées par les autorités publiques. Celles-ci seraient ainsi protégées du travail de manipulation des industriels. Un tel dispositif permettrait d’échapper à cette forme de totalitarisme à but lucratif et sans doute de restaurer la confiance.

Les critiques-consultants ne conduisent presque jamais leurs propres tests en laboratoire pour produire leurs propres données. Leur travail consiste plutôt à agencer favorablement celles de leurs clients ou à critiquer celles des autres.