La nature n’a pas rechigné devant l’effort, en fonctionnant souvent par essai-erreur. Des milliers d’années d’évolution pour façonner chaque organisme présent sur la Terre. Et attribuer à chacun des caractéristiques remarquables, notamment dans les matériaux qui les constituent. «Ceux-ci ont des propriétés parfois si exceptionnelles que les scientifiques ont tôt fait de les étudier en détail pour tenter de les reproduire en laboratoire», explique Sylvain Deville, chargé de recherche en sciences des matériaux au Centre national français de la recherche scientifique (CNRS).

Coquillages inspirateurs

Depuis deux décennies au plus, de nouvelles techniques d’imagerie permettent d’examiner la structure de la matière dans sa composition la plus intime, jusqu’au niveau atomique. C’est ainsi que des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston ont percé les secrets de la coquille du Crysomallon squamiferum, un gastéropode vivant dans les profondeurs de l’océan Indien. Elle lui permet de résister aux pinces des voraces crabes. En janvier 2010, Christine Ortiz et ses collègues ont pu montrer que cette endurance mécanique extrême tenait à la superposition de trois couches de diverses compositions, tantôt solides tantôt plus molles, qui dissipent l’énergie créée par les pinces. Et les chercheurs d’imaginer utiliser le même principe pour développer des armures militaires ultra-résistantes; ils sont d’ailleurs financés par le Département de la défense américain.

Mais l’affaire n’est pas simple: «La structure de la nacre, qui forme nombre de coquillages selon une même structure en couches, varie selon l’échelle à laquelle on se trouve, de la couche aux grains en passant par des briques constitutives, dit Sylvain Deville. Or l’ingénierie d’aujourd’hui parvient à produire des matériaux ayant au plus deux types de structures à deux échelles différentes. Au-delà, on ne sait pas encore comment faire…»

Des chercheurs de l’Université de Cleveland ont réussi, eux, à reproduire le matériau qui compose le concombre de mer, au corps normalement élastique, mais qui peut aussi se durcir presque instantanément. Pour ce faire, ils ont mélangé des fibres de cellulose et des polymères caoutchouteux. Le matériau généré est rigide. Si on l’«arrose» avec un solvant, il devient souple; lorsque celui-ci s’évapore, il redevient dur. Selon les chercheurs, ce matériau pourrait être utilisé dans des applications biomédicales, comme des implants, qui seraient solides lors de leur pose, et deviendraient ensuite flexibles pour bien se «fondre» dans l’organisme.

Soie d’araignée factice

Un autre matériau fait rêver les physiciens de la matière, qui imaginent déjà fabriquer avec lui des tendons ou des muscles artificiels, voire tisser des parois de vaisseaux sanguins: la soie d’araignée. Composée de protéines particulières, elle est à la fois plus élastique que le Nylon, aussi solide que le Kevlar et, enfin, ultralégère. «C’est le matériau qui nécessite le plus d’énergie pour être brisé», explique Beat Meier, professeur de chimie physique à l’EPF de Zurich. Il y a quelques années, son groupe, grâce à une méthode de résonance magnétique nucléaire, a montré que la soie d’araignée n’a pas une structure cristalline très organisée, mais qu’elle possède des zones de protéines pouvant être ordonnées ou au contraire désordonnées. «C’est justement cela qui lui confère ses propriétés», dit le professeur.

Depuis, plusieurs équipes tentent de fabriquer de la soie d’araignée artificielle. En utilisant des bactéries génétiquement modifiées produisant les deux protéines la constituant. Ou en confiant cette tâche à des chèvres transgéniques dans lesquelles aura préalablement été inséré le gène de l’araignée générant ces deux mêmes protéines. Avec à chaque fois un succès incertain… A nouveau, les limites sont technologiques: «Nous ne maîtrisons pas encore les méthodes permettant de combiner ces zones d’ordre et de désordre de protéines dans la soie, pour la rendre optimale, explique Beat Meier. D’autre part, il faut relativiser son utilisation pour les applications mentionnées, car la soie d’araignée ne résiste pas des années de la même manière… Mais cela reste un matériau fantastique à étudier.»

Ciments antipolluants

Loin des toiles d’araignée, des ingénieurs se passionnent pour un autre matériau, essentiel et dont la production contribue au réchauffement climatique: le ciment. Au MIT de Boston à nouveau, un chercheur en matériaux a remarqué des similitudes lors de la formation des os d’un organisme et de la solidification du ciment: des particules, appelées apatites, se forment et s’assemblent en complexes. A la différence près que ce procédé physico-chimique, dans le ciment, se passe à 1450° C, d’où la nécessité de produire ce matériau à haute température, ce qui induit une grande pollution de combustion. Dans le corps par contre, il a lieu à 37° C. Pourquoi? Comment? C’est ce qu’essaient de découvrir les ingénieurs, afin de produire du béton plus proprement.

Aux Etats-Unis, la société Calera a peut-être trouvé une solution à ces problèmes de pollution. S’inspirant des coraux, qui construisent leur squelette en assimilant le CO2 contenu dans l’eau, la start-up californienne affirme avoir développé un ciment reproduisant cette réaction chimique naturelle, et permettant ainsi d’absorber le carbone présent dans l’air environnant.

La technique est encore tenue secrète, et le ciment produit est encore de qualité insuffisante pour répondre aux normes. Mais ces résultats attestent du dynamisme dans la recherche de nouveaux matéria­ux de construction plus respectueux de l’environnement, inspiré­s de la nature. «Le biomimétisme est un fantastique stimulateur de créativité, expliquait récemment dans le magazine Science & Vie Paul Acker, directeur scientifique de Lafarge, premier cimentier mondial. Aujourd’hui, les principaux champs de recherche ont été labourés, et il faut trouver des idées nouvelles. Il y a quelques années, nous étions quelques chercheurs curieux à nous intéresser au biomimétisme, à faire la veille, à lire ce qui sortait. Mais il y a deux ans, à la demande des chercheurs, nous l’avons officiellement intégré dans les priorités R&D de l’entreprise.»