philanthropie
Un ouvrage racontant le parcours du professeur genevois Didier Pittet sort en librairie ce vendredi. Celui que l’on surnomme le «Dr Mains propres» a été anobli par la reine d’Angleterre pour services rendus à la couronne. Rencontre

Chevalier du don
Un ouvrage racontant le parcours du professeur genevois Didier Pittet sort en librairie ce vendredi. Celui que l’on surnomme le «Dr Mains propres» a été anobli par la reine d’Angleterre pour services rendus à la couronne. Rencontre
C’est l’histoire d’un multimilliardaire raté. Ou encore l’épopée d’un bienfaiteur du genre humain. Entre ces deux extrêmes: l’interprétation intime d’un livre qui retrace les aventures médicales du professeur Didier Pittet, monument international de l’hygiène hospitalière. Le récit, intitulé Le geste qui sauve*, est présenté cette semaine au Salon du livre à Genève. L’ouvrage biographique – traduit en six langues et accessible gratuitement en ligne – sortira en librairie le 2 mai prochain. Sa lecture bouscule les échelles de valeur. Didier Pittet aurait pu devenir richissime en brevetant ses travaux. Au lieu de cela, il a choisi d’en faire don à la postérité.
Le personnage, né au bord du Léman en 1957, n’était pas prédestiné à la médecine. Issu d’une famille modeste, croyante par hérédité et «accrochée à la terre du Petit-Lancy», il aurait pu consacrer sa vie aux Evangiles. Didier Pittet leur préférera la blouse blanche. Proche dans sa jeunesse de son médecin de famille, il devinera à travers cette figure tutélaire un métier, une vocation, un sacerdoce cousin de la prêtrise: guérir autrui.
Aujourd’hui professeur de médecine et d’épidémiologie hospitalière à l’Université de Genève, consultant en maladies infectieuses aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), Didier Pittet est notamment le coauteur de plus de 500 publications spécialisées, et auréolé de plusieurs distinctions nationales et internationales dans son domaine d’expertise. Il figurait en 1998 au top 5 des savants les plus influents de son époque. Et cumule par ailleurs les titres de praticien auprès des plus prestigieuses institutions de soins au monde.
Dernier fait marquant mais non le moindre: c’est lui qui a démocratisé – dans le sillage de la grippe A – l’usage de solution désinfectante hydroalcoolique (formule inventée par un pharmacien des HUG), dont il a démontré la plus grande efficacité sur le savon antiseptique pour l’hygiène des mains. Cette innovation de rupture, permettant notamment de s’affranchir du déficit en eau courante dans les pays pauvres, est depuis connue sous l’appellation scientifique de «Geneva Model».
Sa stratégie de lutte contre les infections nosocomiales – environ 70 000 personnes touchées chaque année en Suisse, dont 2000 décèdent, indique l’ouvrage –, il l’a initiée aux HUG et développée avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Elle sauve chaque année 8 millions de patients un peu partout sur la planète. Pour ses services rendus à la prévention des infections liées aux soins au Royaume-Uni, le personnage central du Geste qui sauve a été élevé en 2007 au rang de commandeur de l’Ordre de l’Empire par la reine Elisabeth II d’Angleterre – l’anoblissement le plus élevé pour un étranger. Cela faisait plus de quatre cents ans que la couronne britannique n’avait pas anobli un Suisse.
Le Temps a rencontré le monument. C’était fin mars, dans le cadre d’un déjeuner en tête à tête au Jules Verne, selon les vœux de Didier Pittet. Parce que ce café genevois est «proche des HUG». Agenda surchargé? «La routine», euphémise-t-il. L’enseigne est à l’image du convive: sans chichis. Didier Pittet nous tend ses phalanges droites, qu’il accompagne d’un bienveillant sourire. Il a les mains douces. Et parle abondamment. Signe particulier: l’habile orateur contrôle moins ce qui sort de sa bouche que ce qui y entre. «Le vivre juste manger sain est important. Surtout avec l’âge avançant. Je fais attention; j’ai été un grand sportif», résume celui qui se diagnostique comme un orthorexique léger.
Paradoxe: surtout, jamais d’alcool. C’est la règle à table. A défaut de ne boire que de l’eau à l’heure des repas, Didier Pittet encourage tout un chacun – en priorité son entourage professionnel – à s’imprégner les extrémités d’alcool dilué, autant que nécessaire. «C’est-à-dire avant, après et entre deux soins ou contacts directs, salissants ou pas, d’un patient ou de son environnement immédiat», détaille-t-il machinalement.
Au fur et à mesure des coups de fourchette dans sa salade de rampons, suivie d’une assiette de poisson – parmi ses mets favoris, confie-t-il –, Didier Pittet évoque avec tendresse ses quatre enfants, la chance qui l’a accompagné toute sa carrière, avant de se remémorer son premier mariage, «victime des emplois du temps respectifs». «On dit de moi que je suis un hyperactif pas encore traité. Je n’ai besoin que de cinq heures de sommeil par nuit. Et je n’ai jamais appris à dire non», s’interrompt-il avec lucidité, exprimant le «privilège d’avoir rencontré sa nouvelle épouse et mis sur les skis deux jeunes garçons de plus, portant à six ses enfants qu’il adore».
Il reprend ensuite une lampée d’eau minérale en regardant le fond de son assiette bientôt vide. Et poursuit de plus belle le fil de ses souvenirs, s’épanchant sur ses blessures d’ancien hockeyeur, avant de parler de sa passion pour le football. «J’ai des billets pour la Coupe du monde au Brésil», glisse-t-il jovialement, pour mieux enchaîner l’énumération de quelques réminiscences d’enfance. L’ouvrage qui lui est consacré passe notamment en revue sa généalogie immédiate. On y découvre les innombrables résistances qu’il a affrontées, «non pas pour imposer le changement, mais pour que les gens s’approprient l’utilité de se désinfecter les mains autrement».
Didier Pittet exprime ensuite son respect pour son mentor Francis Waldvogel – son «père en médecine», comme il l’appelle. Il enchaîne avec ses activités de président du conseil de sa paroisse – ces vingt dernières années –, discourt sur le bénévolat, expose sa conception du partage… Son itinéraire l’a conduit à croiser le fer avec les laboratoires pharmaceutiques. Un bras de fer destiné à maintenir des prix «raisonnables» pour le produit de friction désinfectant.
S’il avait accepté de ponctionner 0,1 centime par flacon vendu dans le monde, Didier Pittet aurait chaque année encaissé 1,7 milliard de dollars (voir note en fin d'article). Raison pour laquelle, à l’époque, Bernard Gruson, son patron des HUG – notre interlocuteur s’est présenté à sa succession en 2012 –, l’avait alors affectueusement qualifié de médecin le plus cher de la planète, pour le manque à gagner qu’il engendrait. Car Didier Pittet préfère les honneurs aux salaires: il a donné la formule – «reproductible dans sa cuisine», schématise-t-il – à l’OMS il y a huit ans. Pour lui, la gratitude est la seule récompense qui ait du sens.
D’ailleurs, le livre qui lui est consacré ressemble plus à un hymne à l’économie de paix qu’il ne traite d’hygiène palmaire. «Pour moi, il s’agit d’un ouvrage métaphorique sur le respect qui lie les hommes. Contrairement à l’argent, l’entraide est disponible en quantité illimitée. C’est la monnaie de l’abondance», déclare le personnage central du récit. «L’honneur ne se prend pas, il se gagne par le don de soi», signale par ailleurs son auteur.
Si, ces dernières années, Didier Pittet voyage un peu moins, le livre dont il est le protagoniste regorge d’anecdotes – tantôt drôles, tantôt poignantes – survenues hors des frontières helvétiques. Exemple: lors de l’introduction de la solution hydroalcoolique genevoise en Russie, une consommation exponentielle de flacons est observée au bout de trois mois. «Ils en buvaient», s’étonne le praticien. Résultat: pour la Russie, les pharmaciens ajoutent depuis un vomitif à leur formule. Autre épisode marquant: la Ligue islamique mondiale a dû, in extremis, proclamer la formule éthylique (à base d’isopropanol) comme compatible avec le Coran. Ou encore: pour se montrer convaincante afin que son enfant soit ausculté en priorité, une Afghane intégriste n’hésite pas à outrepasser l’interdit. Elle soulève son voile devant Didier Pittet, au risque de se faire lapider si quelqu’un d’autre remarque son geste.
Au fil des échanges, on apprend que l’auteur du livre en a cédé ses droits. Que l’éditeur, lui, a consenti à verser 10% de ses gains pour la prévention des infections dans les pays défavorisés. «Et mon frère avocat, qui est associé chez Lombard Odier, m’a mis en contact avec Thierry Lombard, lequel a proposé de gérer les fonds générés par le livre à travers sa fondation philanthropique», se félicite Didier Pittet, avant de ponctuer une ultime fois son propos par un «C’est incroyable!».
* Le geste qui sauve, Thierry Crouzet, 172 pages, Editions L’Age d’Homme.
«Contrairement à l’argent, l’entraide est disponible en quantité illimitée. C’est la monnaie de l’abondance»
Précision du 15 mars 2020. Le calcul cité au moment de l'écriture de l'article et repris à plusieurs reprises au moment de la crise du Covid-19 en 2020 est sans doute faux: il faudrait vendred un flacon tous les 2 jours à chaque habitant de la planète pour arriver au montant figurant ci-dessus.