Un beau jour, ou peut-être une nuit. Près d’un lac, tournoie un grand oiseau noir. Pas aussi majestueux que l’aigle chanté par Barbara, mais tout aussi menaçant. Celui-ci a choisi le Léman et l’entrée de la réserve des Grangettes, tout près de Villeneuve, pour se poser sur un rocher. Lentement, il déploie ses ailes, afin de les sécher au vent – contrairement à d’autres volatiles, les gouttes sur ses plumes l’empêchent de s’envoler.

Tous les matins, à l’aube, Christophe Liechti observe les cormorans le narguer. «Parfois, j’en pleure, lâche le Vaudois malgré sa pudeur. Je sais que les gens aiment regarder les oiseaux, les entendre chanter. Mais moi, j’en crève.» Comme ses collègues qui vivent de la pêche, il considère cette espèce, depuis qu’elle pullule, comme son ennemie. Voilà des mois qu’il relève ses filets la nuit, quand les oiseaux dorment, afin de ne pas se faire voler ou abîmer sa maigre récolte quotidienne. Sa survie en dépend.

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Partout, en Europe, les cormorans sont devenus le cauchemar des pêcheurs. A Neuchâtel, mais aussi sur le Léman, où l’on compte quelque 70 professionnels côté suisse qui tous se plaignent de ce qu’ils estiment être une concurrence déloyale. Les chiffres fournis par la station ornithologique de Sempach, qui comptabilise les espèces d’eaux deux fois par an, en novembre et en janvier, montrent effectivement une explosion du nombre de couples de grands cormorans dans tout le pays.

Ceux-ci étaient environ 400 en 2008, contre près de 2500 en 2018. Les lacs Léman et de Neuchâtel sont, de loin, les plus touchés par cette invasion, qui a tout de même ralenti ces deux dernières années. Mais les statistiques montrent que les colonies installées sur le Léman sont récentes: celle des Crénées (Mies) date de 2015, de même que celle du Pré-de-Vers (Gilly), qui compte tout de même 51 couples, contre 499 qui se déploient dans le marais des Grangettes. Pour les pêcheurs du coin, ces chiffres sont probablement sous-estimés – ce qu’ils ressentent, eux, semble beaucoup plus important.

Un phénomène mondial

Pourquoi les cormorans sont-ils de plus en plus nombreux dans notre ciel? Comme souvent, la réponse est multiforme et débattue. Ce qui est sûr, c’est que ces phalacrocoracidés ont été «persécutés» tout au long du XIXe siècle ainsi qu’au XXe, selon les termes de l’Helcom, la commission chargée de gérer la Convention d’Helsinki sur la protection de l’environnement. Dans les années 1960, on comptait à peine 4000 paires. Pour empêcher l’extinction de l’espèce, l’Union européenne a pris des mesures de protection via des directives en 2009. Depuis, la population des grands cormorans a augmenté, puis s’est stabilisée à 160 000 couples originaires de la Baltique.

Le cormoran est un redoutable prédateur et s’attaque notamment à la truite et à l’ombre, qui sont deux espèces gravement menacées. Les autorités régulent le sanglier et effarouchent les corbeaux, pourquoi pas le cormoran?

Daniel Chollet, président de la Fédération internationale des pêcheurs amateurs du Léman

Mais les groupes de cormorans migrent. Et parfois, ils s’installent dans les régions piscicoles qu’ils traversent; c’est pourquoi ces dernières années, ils sont devenus la bête noire de pêcheurs en Espagne et en France, où certains les qualifient de «fléau». Le terme est fort, mais trouve son origine dans le grand appétit des cormorans, qui dévorent chacun pas moins de 500 grammes de poisson par jour. Dans les rivières, les fleuves, les lacs et les mers, ils se nourrissent avidement car ils peuvent plonger jusqu’à 10 mètres, voire plus, pour attraper leurs proies. La Suisse et ses nombreux cours d’eau est un petit paradis pour cette espèce, qui y est devenue de plus en plus sédentaire.

Chaîne alimentaire

«Nous sommes très préoccupés, s’inquiète Daniel Chollet, président de la Fédération internationale des pêcheurs amateurs du Léman. Le cormoran est un redoutable prédateur et s’attaque notamment à la truite et à l’ombre, qui sont deux espèces gravement menacées. Les autorités régulent le sanglier et effarouchent les corbeaux, pourquoi pas le cormoran? Les oiseaux ont un fort capital de sympathie, mais ils ne représentent que 14% des vertébrés, contre 54% pour les poissons.»

Les cormorans n’ont pas que des détracteurs. «Ils sont très utiles à l’écosystème car ils jouent un rôle de régulateur, les défend François Turrian, directeur pour la Suisse romande de BirdLife, l’association suisse pour la protection des oiseaux. Ils prélèvent des poissons moyens dans des bancs trop chargés, ce qui laisse plus de place aux petits pour grandir. Les cormorans sont des opportunistes, qui se nourrissent des poissons les plus abondants, les poissons blancs, comme les gardons.»

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Mais tous ne sont pas de cet avis. Une étude parue en 2018 dans Hydrobiologia, la revue internationale des sciences aquatiques, a mesuré l’impact des cormorans sur des rivières au Danemark. Dans l’un de ces cours d’eau, les biologistes estiment que 30% des truites sauvages et 72% des ombres ont été mangés par ces oiseaux au long bec. Une véritable razzia, qui fait peser une pression grandissante sur les réserves de poisson, déjà largement affaiblies par l’activité humaine.

Deux fois moins de poissons

C’est en 2009 que Christophe Liechti a quitté sa confortable vie de cadre pour devenir pêcheur professionnel. Avec sa femme, il travaille tous les jours sans compter les heures, mais les premières années sont agréables et la pêche leur permet de vivre correctement et d’investir. La féra est le plus noble des poissons, qu’il vend le mieux. Mais en 2017, sa pêche a été divisée par deux. Et l’année dernière, rebelote. En 2018, il a à peine pêché deux tonnes de féra. Chaque jour de la saison, il en ramène deux ou trois. Alors si sur le lot un cormoran lui en vole une et en abîme l’autre, il rentre à vide.

«Je ne dis pas que l’oiseau est seul responsable, admet ce père de trois enfants. Il y a un problème de gestion des stocks de poisson. Mais à ce rythme-là, nous allons disparaître. Il y a quelques années le canton de Vaud a régulé le nombre de cygnes sur le lac, pourquoi ne pas le faire avec le cormoran?» Dans ses filets, il remonte désormais plus de gardons. Pour compléter ses revenus, il s’est mis à travailler dans une boucherie. «Nous, les pêcheurs, nous ne bénéficions d’aucune aide. Si j’étais vigneron, cela ferait longtemps que l’on m’aurait autorisé à tirer les oiseaux qui piquent les grains de raisins…»

Les cormorans ne sont pas d’ici. Ils n’ont rien à faire chez nous

Pascal Dumusc, président de la section de Monthey de la Fédération valaisanne des pêcheurs amateurs

En vérité, la chasse au cormoran est autorisée sur le Léman depuis 2017 – sauf à Genève. Mais celle-ci est interdite dans les réserves naturelles – or la pêcherie de Christophe Liechti est précisément située dans un endroit protégé. En Valais, quand les cormorans remontent les rivières l’hiver pour trouver du poisson et que la saison de la plume est ouverte, plusieurs chasseurs les tirent – en échange de quoi la Fédération valaisanne des pêcheurs amateurs leur offre 10 francs par tête pour leur rembourser les munitions. «Les cormorans ne sont pas d’ici, lâche Pascal Dumusc, président de la section de Monthey de cette fédération. Ils n’ont rien à faire chez nous.»

Contrairement à ce qu’affirme Christophe Liechti, les pêcheurs ne sont pas tout à fait livrés à eux-mêmes. Après avoir alerté les autorités sur leurs difficultés face au cormoran, ils ont finalement été entendus. Des démarches sont en cours sur les lacs de Neuchâtel et Morat pour ajouter le cormoran sur la liste des espèces chassables et permettre aux pêcheurs professionnels de tirer le cormoran à proximité de leurs engins de pêche, moyennant une formation et un permis spécifiques.

Tirs sélectifs dès cet automne

«Ce dernier élément nécessite de modifier deux concordats intercantonaux dont la mise en œuvre devrait intervenir en 2020, précise Denis Rychner, responsable de la communication de la Direction générale vaudoise de l’environnement. D’ici-là, des tirs ciblés seront réalisés cet automne par les surveillants de la faune des trois cantons concordataires, à savoir Vaud, Fribourg et Neuchâtel. Des tirs sélectifs sont également réalisés par nos surveillants de la faune – hors période de protection fédérale – aux abords des cours d’eau hébergeant des populations sensibles de truites et d’ombres.»

Il n’y a aucune corrélation entre une mauvaise année de pêche et les effectifs de cormorans. Le problème vient probablement du réchauffement climatique, notamment

François Turrian, directeur pour la Suisse romande de BirdLife

Même avant que ces mesures n’entrent en vigueur, les chasseurs tiraient déjà de plus en plus de cormorans, selon les données de l’Office fédéral de l’environnement. En 1997, 1236 grands cormorans étaient abattus en Suisse, contre 1739 en 2017. Mais ces mesures supplémentaires devraient réguler les effectifs d’oiseaux piscicoles et faire baisser la pression sur les pêcheurs professionnels.

En revanche, elles ne vont sûrement pas remplir à nouveau nos lacs de poissons, comme par magie. C’est en tout cas l’avis de François Turrian, chez BirdLife, qui regrette que le prédateur soit devenu un «bouc émissaire». «Il n’y a aucune corrélation entre une mauvaise année de pêche et les effectifs de cormorans, estime-t-il. Le problème vient probablement du réchauffement climatique, notamment, mais nous n’en serons sûrs que lorsque les pouvoirs publics étudieront sérieusement la question.»