André Borschberg: Pouvoir maintenant dire «oui, c’est cette année!» représente beaucoup, au-delà des mots. Dans un tel projet, il y a une vision à long terme, mais l’on est obligé de travailler par jalons importants, pour s’accrocher au projet. Dès lors, sans oublier l’objectif final, on doit vraiment se concentrer sur chaque étape. Et là, se dire que la prochaine, c’est vraiment le tour du monde, c’est extraordinaire. On y est vraiment.
– A Payerne, quelles difficultés pour charger l’avion?
– C’est très délicat: nous avons des pièces très grandes (l’aile de 72 mètres est séparée en trois tronçons), mais on ne sait jamais très bien où les arrimer. Elles sont montées sur un support lors du chargement et lors du transport. La première difficulté est de les faire monter au niveau du 747, qui est très haut. Cela nécessite trois élévateurs qui fonctionnent en parallèle, donc il ne faut pas se tromper dans leur coordination. On a peu de marge, trois centimètres de chaque côté. L’arrimage doit être bien fait pour supporter les turbulences. C’est délicat, et on va le faire avec beaucoup de concentration et on s’est aussi bien préparé. Mais on sera content lorsqu’on aura débarqué à destination sain et sauf. Je vais transpirer pendant deux ou trois jours, car c’est délicat.
– Que reste-t-il d’autre à faire?
– Le projet a tellement de potentiel, et l’on veut faire tant avec, qu’on court encore dans tous les sens pour achever tout ce qu’on veut faire. Il est ambitieux à plusieurs niveaux. D’abord, c’est un avion expérimental; or un tel aéronef vole en principe sur un désert, en cas de pépin. Nous, avec Si2, on va faire le tour du monde, se poser dans des grandes villes. C’est donc un engin complètement expérimental, mais qui doit aussi satisfaire des exigences quasi similaires à celles d’un avion normal. C’est d’une complexité folle. On lutte contre la montre pour achever tout ce qu’on veut au niveau technique. De plus, il faut organiser toutes les autorisations de tous les pays, dans les aéroports ciblés, dans des régions parfois compliquées, qui n’ont pas l’habitude de voir débarquer des avions comme le nôtre (en Chine, en Inde ou au Myanmar). Enfin, Solar Impulse étant aussi un projet de communication, l’écho que l’on reçoit partout est fantastique: les gens comprennent nos ambitions, savent que les questions de l’énergie et de la pollution sont cruciales, et qu’il faudra développer le domaine des technologies propres (cleantech). Ce projet peut donc être beaucoup exploité comme objectif de communication, pas uniquement par nous, mais aussi par ces pays-là.
– Revenons sur les aspects techniques: que peut-on dire sur le comportement de Si2 par rapport au premier vol, durant lequel étaient apparues des vibrations inquiétantes dans le fuselage? Comment décrire son enveloppe de vol, les conditions limites qu’il peut tutoyer?
– L’avion vole bien, est plus stable que le premier prototype. Il demande moins d’attention de contrôlabilité, ce qui est important lorsqu’on va voler longtemps. Concernant les vibrations, nous avons pu identifier leurs sources: des simplifications excessives au niveau des hélices par rapport au premier avion. En fait, les vibrations étaient générées parce que le système de connexion entre l’hélice et le moteur (l’arbre de transmission du moteur) était trop rigide, si bien que chaque perturbation rencontrée dans l’air modifiait l’écoulement de ce dernier et faisait vibrer tout l’avion, car les fibres de carbone qui composent la structure de l’aéronef transmettent bien les vibrations – comme une raquette de tennis, qui transmet les chocs jusque dans le bras, ce qui le fatigue. Nous avons réglé ces problèmes de jeunesse. L’avion est désormais bon dans son fonctionnement. La structure, la géométrie, les commandes de vol étaient saines depuis le début, car basées sur l’expérience du premier avion. Pour ce qui concerne la performance, nous n’avons pas encore assez d’expérience, car nous n’avons pu réaliser aucun de vol de nuit complet; mais nous avons un bon sentiment. Je ne peux ainsi pas encore dire si, le 15 avril, lorsque nous allons quitter la côte chinoise pour tenter la traversée de l’océan Pacifique, on pourra passer la nuit à bord de l’avion avec suffisamment d’énergie. Ce sont des choses que nous allons mesurer d’ici là, pour avoir suffisamment d’informations et savoir à quelle date précise, en fonction de la durée des nuits, nous pourrons tenter cette grande étape. Ce sera un suspense assez grand, car le premier vol de nuit qu’on va faire, ce sera sur l’océan… Le survol des terres, jusqu’en Chine, se fera lui, uniquement par des étapes diurnes.
– Vous évoquiez jadis aussi des tests «pluie»: quels en ont été les résultats?
– Nous n’avons pas volé dans la pluie. L’objectif est de pouvoir traverser des nuages très humides, passer dans une averse. On pourrait aussi avoir une alerte pluie au sol et l’on ne veut pas que cela perturbe les systèmes de l’avion. Dans les situations de pluie non continue, l’avion ne doit pas connaître de problème.
Cela dit, le risque, lorsqu’il pleut, est qu’il se forme une accumulation d’eau quelque part, et que cela modifie le centre de gravité de l’engin. Nous avons fait des tests dans ce sens, dont les résultats restaient dans les valeurs admises. Nous avons aussi testé tous nos équipements en environnement humide. Nous pensons être donc prêts pour affronter ce type de situation.
– La route est en grande partie connue, avec un départ à Abu Dhabi, puis une douzaine d’étapes, d’abord à Oman (Muscat), en Inde (Ahmedabad et Varanasi), au Myanmar (Mandalay), et en Chine (Chongqing et Nanjing), avant les Etats-Unis (en commençant par Hawaï puis Phoenix) puis enfin l’arrivée en Europe ou en Afrique du Nord. Quand sera-t-elle définitivement arrêtée?
– Nous allons l’annoncer le 20 janvier 2015. Certaines destinations restent effectivement à finaliser.
– Pourquoi, en Chine, n’avoir pas choisi des villes plus connues comme Pékin ou Shanghai?
– Pour plusieurs raisons, mais beaucoup pour des questions opérationnelles. Je voulais avoir une ville sur la côte chinoise qui donne le maximum de possibilités de partir vers le Pacifique. Shanghai est trop près de la mer et la météo de ses aéroports est relativement mauvaise, ce qui pourrait nous faire manquer des fenêtres de décollage. Nanjing, par contre, est 200 km à l’intérieur du pays, ce qui nous donne plus d’opportunités, et se trouve dans une province industrielle qui se développe beaucoup. Quant à Pékin: la capitale est plus au Nord, et nous ne voulions pas aller si loin. Chongqing, enfin, est LA ville que la Chine veut développer dans l’ouest du pays. C’est aussi intéressant pour nous, qui souhaitons communiquer sur les cleantech. Et notre projet représente une vitrine assez extraordinaire pour la Suisse et ce qu’on y fait, ce sur quoi on travaille avec Présence Suisse. Nous avons d’ailleurs un partenaire local, Sina, qui est l’équivalent de Yahoo, et nous permettra de communiquer largement en chinois
– Pourquoi une étape au Myanmar?
– Parce que c’est nécessaire pour tenir des vols de moins 24 heures. Aussi parce que c’est un pays qui s’ouvre, essaie d’évoluer. Donc, sans arrière-pensée politique, si l’on peut aussi apporter notre pierre dans cette évolution que vit le pays, c’est bien. Nous souhaitons aussi positionner la Suisse là-bas, car c’est un pays qui a beaucoup de potentiel de développement.
– Toutes les autorisations pour le survol de tous les pays sont-elles acquises?
– Il nous reste deux mois. Tout n’est pas ficelé. Mais nous disposons d’excellents contacts. L’Inde a donné déjà plusieurs autorisations. La Chine, une autorisation de principe. Au Myanmar, nous sommes invités. Aux Etats-Unis, où nous sommes bien connus, il n’y a pas de souci, même si les formalités administratives ne sont pas encore réglées.
– L’aide du gouvernement suisse, à travers Présence Suisse, vous a-t-elle permis d’ouvrir des portes plus facilement?
– Cela fonctionne très bien. L’équipe avec laquelle on travaille à Berne est excellente. Les ambassades jouent aussi bien le jeu, car souvent, il faut passer par le Ministère des affaires étrangères pour accéder au reste de l’administration étrangère. A nouveau, ce projet positionne la Suisse dans une vision avant-gardiste.
–¬ Pourquoi avoir choisi Monaco pour y localiser le centre de contrôle de la mission?
– Le prince Albert est ami du projet depuis le début. Il est son parrain. Bertrand Piccard le connaît depuis longtemps. Il y avait donc une histoire entre lui et le projet. Nous avons regardé à plusieurs endroits, mais à la fin, l’on travaille avec ceux qui font des propositions actives. Monaco nous a invités, a mis des locaux à disposition pour que le centre de contrôle puisse bien fonctionner. L’équipe consiste en une quarantaine de personnes, couvrant les aspects techniques, mais aussi toute la communication. Tous ces gens doivent être capables de travailler 24h/24. Cela dit, le contrat d’établissement n’est pas encore formellement signé.
– Ne regrettez-vous pas que ce centre de contrôle ne soit pas en Suisse?
– Nous avons cherché un endroit adéquat, mais sans vraiment trouver. Tout le projet s’est basé sur des rencontres avec des gens qui voulaient nous aider; finalement, les acteurs les plus actifs sont devenus partenaires. Nous n’avons pas le temps non plus pour aller démarcher des gens… Je ne suis pas déçu, car la communication passera très bien depuis Monaco. Et Monaco, en particulier le prince Albert, a toujours été très actif dans tout ce qui touche le développement durable Mais c’est sûr que cela aurait été sympathique que ce centre soit localisé en Suisse également. Mais que le projet soit né en Suisse fait que l’avion vole avec le drapeau helvétique, et cela servira à mettre notre pays en évidence durant cette expédition.
– Vous avez fait une séance d’entraînement dans la mer du Nord, pour exercer les procédures d’urgence en cas de problème au-dessus des océans. Qu’en avez-vous retiré?
– Nous sommes prêts pour l’un des pires situations qui puisse nous arriver, à savoir devoir sauter en parachute. Nous nous sommes entraînés d’abord à quitter l’avion, s’il se trouve dans une situation désespérée. Ensuite, nous avons expérimenté la chute libre avec tout l’équipement que nous aurons. Le parachute a en effet été entièrement développé, avec l’intégration d’un canot de sauvetage, qui n’existe pas sous cette forme. Nous nous sommes aussi exercés pour une chute dans l’eau de nuit, pour vérifier si nous étions capables de nous en sortir, de nous libérer du parachute, de trouver le canot, d’y monter. Et tout a bien fonctionné. Or lorsque l’on sait que l’on peut maîtriser une des situations les plus difficiles, et que celle-ci ne rend plus anxieux, on peut la mettre quelque part dans un coin du cerveau, et elle nous préoccupe moins.
– Qu’en est-il du budget du projet? Est-il assuré?
– Le budget global, incluant le tour du monde, est de 150 millions de francs. Avant que l’on le reporte d’une année, c’était 120 millions. Oui, le budget est suffisant pour faire le tour du monde. Mais nous recherchons toujours des partenaires, car il y a plus à faire que ce que l’on fait aujourd’hui, en termes de communication, mais aussi pour préparer le futur.