Tout à coup, elle s’est élancée hors de l’eau, a fait un spectaculaire saut en arrière, avant de retomber dans un énorme splash. Sur le bateau, l’excitation est à son comble. Elle nous avait montré un bout de sa nageoire dorsale, puis sa queue, à force de plonger et de revenir à la surface pour avaler des bancs de poisson. Ce n’est qu’au bout de trente bonnes minutes qu’elle s’est offerte tout entière à nous, en créant un effet de surprise. Ce jour-là, par un soleil tapant en plein mois de septembre, la centaine de personnes embarquées à bord de l’American Princess a eu droit à un spectacle incroyable: cinq baleines à bosse observées en quatre heures. Sans oublier quelques dauphins.

La première explication de leur retour est que la Hudson River a subi des efforts de décontamination

Paul Sieswerda, naturaliste

La scène ne se déroule pas n’importe où, mais à New York. Au large de Long Island, dans le quartier de Queens. C’est depuis Breezy Point, sur la péninsule de Rockaway, que Gotham Whale, propose des tours pour aller observer les baleines. Elle le fait depuis 2011, quand les baleines à bosse ont commencé, progressivement, à revenir dans la région, après plus d’un siècle d’absence.

Des menhadens comme festin

Paul Sieswerda était ce jour-là avec nous sur le ferry, son appareil photo autour du cou, prêt à dégainer. Ce naturaliste à la retraite, qui a travaillé pendant quarante ans pour les aquariums de Boston et de New York et a notamment publié des livres sur les requins, est le directeur de Gotham Whale, une association qui regroupe une bande de passionnés, tous bénévoles. Plusieurs facteurs expliquent le retour des baleines, dit-il, en gardant les yeux rivés sur l’océan. «Elles avaient en fait disparu depuis plus d’un siècle en raison d’une chasse intensive; leur population a été presque totalement décimée. La première explication de leur retour est que la Hudson River a subi des efforts de décontamination. Elle ne déverse plus de la pollution dans l’océan, mais des substances nutritives.»

Depuis l’interdiction de la chasse à la baleine à bosse – un moratoire général a été imposé en 1966 –, leur population a aussi augmenté. Elles ne figurent désormais plus sur la liste des espèces menacées pour la région nord-ouest de l’Atlantique. Enfin, troisième explication, la pêche des menhadens (appelés aussi bunkers), ces curieux poissons qui se nourrissent de plancton et nourrissent à leur tour les baleines, a été plafonnée en 2012. Il y en a du coup davantage pour les baleines, qui restent autour de New York pour manger.

Cette année, nous en sommes à plus d’une centaine de baleines vues sur l’ensemble de nos sorties

Jusqu’à l’adoption du Clean Water Act en 1972, les eaux new-yorkaises, et tout particulièrement la Hudson River, étaient très polluées, en raison du déversement d’eaux d’égouts non traitées. Des usines se débarrassaient de leur trop-plein de produits chimiques sans vraiment se soucier des conséquences écologiques. La Hudson River a subi sa première grande opération de dragage en 2009, après une très longue saga judiciaire entre l’Agence de protection de l’environnement (EPA) et General Electric, qui avait contaminé pendant près de 30 ans sédiments et rives avec du pyralène. L’opération de dragage a duré six mois. Près de 230 000 m³ de sédiments contaminés ont été retirés. La deuxième phase a débuté en juin 2011, avec cette fois 1 800 000 m³ à nettoyer. En 2013, c’est la présence de bactéries résistantes aux antibiotiques retrouvées dans le fleuve qui avait fait polémique.

Des fanons qui passent de mains en mains

Sur le bateau, Célia Ackerman, une naturaliste, fait passer une cote de baleine aux passagers. Et des fanons, ces curieuses valves cornées rehaussées de sortes de poils, qui servent de dents. «La baleine avale les poissons et pousse l’eau, avec sa langue, à travers ses fanons, pour ne garder que la nourriture», explique-t-elle.

Cette fois, c’est le capitaine Frank qui allume son micro. «On s’approche d’une zone avec des bancs de menhadens. Regardez bien la surface de l’océan. Signalez-nous le moindre jet ou éclaboussure que vous voyez». Placé juste devant la cabine du capitaine, le photographe de l’association prépare ses objectifs. «Là! A 15 heures!», crie un passager, le bras tendu vers l’avant-droit du bateau. Une première baleine. Avec, en arrière-plan, la vue de Long Island, et un peu plus au fond les gratte-ciel de New York, restés un peu dans la brume. Magique.

En tout, Gotham Whale a identifié 64 individus différents au large de New York. Une baleine à bosse adulte peut mesurer jusqu’à 17 mètres pour les femelles et 16 pour les mâles, pour un poids d’environ 40 tonnes. Mais celles recensées au large de Long Island sont surtout des juvéniles. Une des thèses est que ces baleines se satisfont de la nourriture abondante près de New York et ne veulent pas monter plus au Nord où elles devraient se frotter à des individus plus grands et plus forts. «Nous cherchons à confirmer cette thèse, mais nous n’avons pour l’heure pas assez de données. Evaluer la taille des baleines à l’œil nu n’est pas toujours facile. Quoi qu’il en soit, les baleines se retrouvent au sommet de la chaîne alimentaire et les revoir revenir si nombreuses est très excitant!», ajoute Paul Sieswerda, les yeux brillants. «Cela prouve que l’écosystème fonctionne bien». En revanche, pas de parades sexuelles des baleines à bosse au large de New York. «Elles s’accouplent et donnent naissance dans des eaux plus chaudes, près de la République dominicaine.»

Des risques de collisions avec les bateaux

L’association tient un registre précis pour cerner au mieux le phénomène. Elle invite tous ceux qui partent en mer à signaler le moindre mouvement de baleines. Certaines, reconnaissables notamment à la forme de leur imposante nageoire caudale noire et blanche et aux motifs qui l’ornent, aussi uniques que nos empreintes digitales, ont des noms. Comme «Jerry» ou «New Jersey». Ou encore «Gotham», la baleine-mascotte. Elle s’était aventurée dans la Hudson River l’an dernier, pas bien loin de la Statue de la Liberté, puis, plus au nord près du pont George Washington, qui relie Manhattan à l’Etat de New Jersey. Paul et ses comparses ne l’ont plus revue depuis novembre 2016.

«En 2011, quand nous avons commencé à recenser les baleines, nous en avions vu seulement cinq en tout et pour tout, à trois reprises. Le chiffre a ensuite plus que doublé chaque année, jusqu’en 2014, où nous avons pu observer plus de baleines qu’en cumulant celles observées pendant les années précédentes», explique Paul Sieswerda. «Cette année, nous en sommes à plus d’une centaine de baleines vues sur l’ensemble de nos sorties. C’est réjouissant!»

Le retour des baleines si proches de la ville qui ne dort jamais pose, bien sûr, aussi quelques problèmes. Au niveau du trafic maritime, surtout. Même si l’association n’aime pas trop en parler, les risques de collisions entre baleines et bateaux sont bien réels. D’ailleurs, depuis janvier 2016, une cinquantaine de baleines à bosse ont mystérieusement échoué, mortes, sur des plages de la côte est des Etats-Unis, entre le Maine et la Caroline du Nord. De quoi inquiéter les scientifiques. Une dizaine présentait des blessures importantes – os brisés et entailles provoquées par des hélices – très probablement heurtées par des bateaux en haute mer. Paul Sieswerda: «Nous espérons que baleines et bateaux pourront cohabiter harmonieusement dans ces eaux, mais nous sommes préoccupés et aucune bonne solution n’apparaît pour l’instant.»

Une sixième baleine, de Minke

Capricieuses, les baleines ne se montrent pas toujours aux curieux venus à bord de l’American Princess. Lors de notre première sortie, nous avions fait chou blanc. Pas la moindre trace de baleine. L’océan nous avait par contre offert le spectacle de dizaines de dauphins. Ce dimanche, les menhadens, qui vivent en bancs et scintillent dans l’eau grâce aux reflets du soleil, étaient pourtant tout près de la surface. Tout excité, Artie Raslich, l’homme qui est à l’origine de la photo «iconique» selon ses propres termes, de «Jerry» devant l’Empire State Building, était persuadé que cela était de bonne augure. Il s’était trompé. Mais sa passion n’a pas de limites. Comme habité, il hurle soudain: «Wowww! C’est de la pure folie! Je crois que je l’ai eu!» Un dauphin venait d’éjecter un poisson bleu de l’eau avec sa queue.

Avec un peu de chance, les baleines à bosse pourront être observées jusqu’en novembre, voire décembre, au large de New York. Après, elles fileront vers le sud. «Pendant les mois d’hiver, on ira surtout observer les phoques», glisse Paul Sieswerda.

Des cétacés aux huîtres

New York, décidément, regorge de surprises. Si les baleines reviennent, les huîtres signent également un retour remarqué, un peu aidées, il faut l'avouer, par la main de l'homme. Jusqu'au XIXe siècle, New York était réputée comme la «capitale mondiale des huîtres», avec près de 2600 000 hectares de parcs et 700 millions de tonnes d'huîtres produites par an. Elle pourrait le redevenir, grâce aux efforts de culture de l'espèce dans la baie de Manhattan. Les huîtres avaient été décimées en raison de la pollution, d'une pêche trop intensive et d'une épidémie de fièvre typhoïde. Fabien Cousteau, petit-fils du commandant Cousteau, fait partie de ceux qui visent, tout comme l'association Billion Oyster Project, la réintroduction d'un milliard de bivalves dans les eaux de l'Hudson. D'ailleurs, les huîtres pourraient, elles aussi, y être pour quelque chose dans le retour des baleines. Car une huître adulte peut purifier jusqu'à 100 litres par jour.