Rencontre avec le maître des lieux, Matthieu Honegger
D’Assouan au nord de Khartoum, de la première à la sixième cataracte du Nil, s’étend la Nubie. Zone de confluence des traditions méditerranéennes et d’Afrique noire, ce territoire fait résonner l’histoire depuis dix millénaires et l’installation de premiers établissements sédentaires. Ensuite, c’est un chapelet de noms qui font rêver: le royaume de Kerma, fondé vers 2400 av. J.-C. Après, ce seront ceux de Napata, puis de Méroé. Plus tard encore, dès le VIIe siècle ap. J.-C., le royaume chrétien de Makourie. Les relations avec le grand voisin du nord sont épiques: l’Egypte soumettra les Nubiens pendant quatre siècles, de –1480 à –1080. Ils prendront leur revanche – c’est l’épisode des fameux pharaons noirs – et régneront à leur tour sur cet espace unifié, de –713 à –656.
Mais la Nubie, c’est aussi le lieu d’expression majeur d’un certain savoir-faire suisse. C’est à Kerma que le grand archéologue genevois Charles Bonnet a dirigé les travaux de la Mission archéologique suisse dès 1977. Les travaux qui y sont menés ont pu confirmer que Kerma est bien la capitale de ce que les Egyptiens nommaient le royaume de Koush. En 2003, ce fut l’apothéose: Charles Bonnet mettait au jour sept statues monumentales de pharaons noirs.
Aujourd’hui, par une forme de continuité, la Suisse est à nouveau sous les projecteurs nubiens. Le Laténium de Neuchâtel inaugure le 3 septembre une exposition magistrale: «Aux origines des pharaons noirs. 10 000 ans d’archéologie nubienne». Ce mardi, c’est l’Université de Neuchâtel qui est à l’avant-scène en accueillant jusqu’à samedi la 13e Conférence internationale des études nubiennes, grand raout conviant près de 300 participants pour 220 (!) communications. On en parle avec Matthieu Honegger, professeur d’archéologie, successeur de Charles Bonnet à la tête de la mission, commissaire scientifique de l’exposition et organisateur du congrès.
Le Temps: Quelle est la raison d’être de ce congrès?
Matthieu Honegger: La Société des études nubiennes a été fondée dans les années 60, au moment de la campagne de sauvetage archéologique liée à la construction du barrage d’Assouan. C’est à ce moment-là que le domaine de recherche nubien a conquis son autonomie, particulièrement par rapport à l’égyptologie – autonomie relative: à ma connaissance, il n’y a pas une seule chaire d’études nubiennes en Europe. Dès lors, le rôle de ce congrès, qui se tient tous les quatre ans, est de faire le bilan de l’état de la recherche.
– Vous proposez un programme résolument interdisciplinaire…
– Dans le domaine nubien, l’archéologie s’inscrit dans un croisement d’approches, et cela se vérifie dans l’architecture du colloque: les données de terrain (le field work) bien entendu, mais aussi l’archéozoologie, l’anthropologie du squelette humain, l’iconographie, l’histoire de l’art. Nous proposons aussi des lignes thématiques plus spécifiques, dans le domaine des fortifications par exemple, ou dans celui du cultural heritage.
– Quels sont les grands pôles de compétence qui œuvrent sur place?
– Historiquement, les Anglais sont très présents. Les Polonais aussi, qui se sont spécialisés dans l’archéologie médiévale. Les préhistoriens allemands mènent de grandes missions dans le désert, les Français fouillent également. La Suisse ferait presque figure d’anomalie, mais on doit notre présence à la volonté de quelques-uns, dont Charles Bonnet.
– Quelles sont les tendances actuelles de la recherche dans le domaine?
– Il y a des tendances qui se marquent selon la dynamique des équipes de recherche et lorsque plusieurs d’entre elles travaillent sur le même thème. En ce moment, un certain nombre d’archéologues ont relancé des programmes sur le début du Nouvel Empire, au moment où les Egyptiens colonisent la Nubie. Du coup, des tables rondes sont organisées et une synergie se met en place. Il existe aussi des tendances plus générales en archéologie, qui ne concernent pas que la Nubie. Ces dernières années, on a par exemple beaucoup réfléchi au thème de la violence et de la guerre, ce qui est probablement un reflet de nos préoccupations actuelles. On s’est aussi intéressé aux sacrifices humains: des anthropologues ont proposé de les considérer davantage comme des «morts d’accompagnement». Selon cette idée, la fonction de la personne mise à mort est d’accompagner un personnage important dans l’au-delà, alors que le sacrifice, stricto sensu et tel qu’il pouvait par exemple se pratiquer chez les Aztèques, consiste à détacher une partie de la communauté pour l’offrir aux dieux. Et on se rend peu à peu compte que, dans le royaume de Kerma, ce que nous pensions être des sacrifices étaient en fait, justement, des morts d’accompagnement.
– D’ailleurs, quelles sont les nouvelles sur votre propre zone d’exploration?
– La culture de Kerma fait encore beaucoup parler d’elle: il y a eu des fouilles de sauvetage vers la quatrième cataracte, et on a découvert que ce royaume s’étendait plus au sud. Il nous faut encore des synthèses, mais on voit que cette nouvelle frontière commence à se marquer. Il y a aussi beaucoup à faire pour Napata et Méroé, les royaumes initiés par les pharaons noirs. Enfin, grâce à de nouvelles fouilles, des recherches se développent sur le phénomène d’urbanisation, entre la cinquième et la sixième cataracte.
– Dans quelle mesure de nouveaux moyens technologiques vous permettent-ils ces découvertes?
– Nos technologies ne sont pas forcément si neuves que cela, mais elles deviennent plus souples et, surtout, elles se démocratisent. On a récemment travaillé avec une équipe new-yorkaise sur l’analyse de l’ADN ancien, ce qui est fondamental quand on étudie des tombes – mais le matériel génétique que nous avons pu extraire est malheureusement mal conservé. Le géomagnétisme peut s’avérer fort utile: avec cette technique, on identifie, selon la consistance du sous-sol, les murs en brique crue qui sont enterrés. Pour la fouille d’une ville par exemple, il est ainsi possible de dresser un premier plan d’ensemble sur plusieurs hectares en quelques semaines. J’ai aussi eu l’occasion de travailler avec un des meilleurs sédimentologues de la vallée du Nil, Martin Williams, qui est allé faire des carottages un peu partout dans un carré de 10 km sur 10 entre la bordure de la plaine alluviale et le désert, afin d’étudier l’environnement des 10 000 dernières années. Ce sont des carottes qui peuvent faire jusqu’à 3 mètres, dans lesquelles on fait des prélèvements que l’on fait parler en utilisant la technique de l’Optically Stimulated Luminescence (OSL), qui permet des datations très fines en se basant sur la quantité d’énergie retenue par les cristaux de quartz lorsqu’ils ne plus excités par le rayonnement solaire. Et puis bien sûr, il y a le scan 3D, qui aide à la reconstitution d’objets fragmentaires et que nous avons utilisé pour répliquer deux statues des pharaons noirs trouvés à Kerma.
– Quels sont les défis qui vous attendent?
– La Nubie est une zone périphérique, et en cela protégée. Depuis que la situation en Egypte est devenue compliquée, beaucoup de gens viennent débuter des recherches ici. Il y a de bonnes conditions de travail, pas de conflit – le Darfour est à 1000 km. Je ne nie pas les problèmes, mais, contrairement à ce qui pouvait se passer en Egypte, nous n’avons jamais dû fouiller sous la surveillance de militaires.
Cela dit, on sent maintenant que des régions, ici aussi, sont mises sous pression: il y a des projets de barrage, de réfections de barrage, ainsi que l’essor de nouvelles zones agricoles. Cela implique la mise en place de programmes de prospection et de sauvetage de sites archéologiques, comme à la cinquième cataracte ou au nord de Kerma. Le Qatar, dans le cadre de sa politique supra-régionale, est en train d’investir 130 millions de dollars dans les fouilles en Nubie et la valorisation du patrimoine, un apport bienvenu dans le contexte actuel. Un autre problème, ce sont les chercheurs d’or. Ils ont commencé à ratisser large, 50 tonnes d’or sortent du pays par an – tout cela implique des destructions. L’impact de l’aide chinoise se fait aussi sentir et a entraîné une accélération du développement… On est passé d’une période très calme à une situation dans laquelle on fait face à tous les défis du monde contemporain. D’un point de vue logistique, ce sera le grand défi de l’archéologie des années futures, qui va voir se multiplier les fouilles préventives. Il faudra être ouvert, mais vigilant.