21 août dernier. Des physiciens chinois décrivent dans Optics Express des expériences de physique quantique dans des tubes remplis d’eau de mer. Une drôle d’idée? Pas si sûr: dès le 30 août, le chef d’orchestre du programme chinois de recherche en physique quantique, Jianwei Pan, et le patron du chantier naval CSIC – qui construit les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins du pays – ont annoncé la création d’un laboratoire commun sur «les communications quantiques, la navigation quantique et les radars quantiques», selon CSIC. Une illustration des ambitions affichées par la Chine dans des domaines jusque-là dominés par les Etats-Unis et l’Europe.

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Cryptographie quantique

Imaginée au tout début du XXe siècle pour décrire le comportement intime de la matière et de la lumière, la physique quantique est sortie du domaine fondamental dans les années 1980, avec la mise au point de méthodes inédites pour transmettre les clés qui permettent de chiffrer – et de déchiffrer – les messages secrets. Cette cryptographie profite notamment d’une étonnante propriété, l’intrication quantique, qui lie les propriétés de particules telles que des photons de lumière quelle que soit la distance qui les sépare. L’intrication permet même de téléporter des informations, comme l’a montré, expérimentalement en 1997, le groupe d’Anton Zeilinger à l’Université de Vienne, auquel appartenait un certain… Jianwei Pan, venu se former en Europe.

La cryptographie quantique est en théorie inviolable: sa sécurité est garantie par l’impossibilité de cloner – ou de couper en deux – un photon. «Elle reste sûre même quand les sources de photons intriqués sont fournies par votre ennemi!» confiait récemment Jianwei Pan. Et c’est une excellente nouvelle, car nos sociétés hyper-connectées vivent désormais avec une épée de Damoclès: la cryptographie classique, mathématique, qui sécurise notamment nos achats en ligne, ne résistera pas longtemps aux performances stupéfiantes qu’augurent les futurs ordinateurs quantiques.

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Arsenal de cybersécurité menacé

Une course contre la montre s’est même engagée entre industriels, à l’image d’IBM et Google: des clés qui réclament des centaines d’années pour être «cassées» avec les ordinateurs actuels pourraient être dévoilées en quelques secondes par un ordinateur utilisant la physique quantique! Les progrès sont si rapides qu’il est envisageable que, dès cette année, un ordinateur quantique parvienne à résoudre un calcul hors de portée des supercalculateurs classiques. Une fois ces ordinateurs commercialisés, notre arsenal de cybersécurité serait alors menacé, accélérant le recours aux communications quantiques. «Il est indiscutable que la Chine a acquis le leadership des démonstrations technologiques dans ce domaine, regrette Anton Zeilinger. Elle est en train de se forger un avantage en termes militaires et, plus grave sans doute, en matière d’intelligence économique.»

Pourtant, en 1996, Jianwei Pan avait dû se résoudre à rejoindre l’Autriche, la Chine étant totalement absente du domaine. Comme lui, de nombreux scientifiques chinois se sont formés dans les meilleurs laboratoires européens et américains, avant de repartir dans un pays converti entre-temps aux enjeux quantiques. «Nous importions les outils cryptographiques des Etats-Unis, justifie Jianwei Pan. Nous savions que nos communications étaient écoutées, à commencer par le téléphone portable du premier ministre. La Chine se devait donc de développer son propre savoir-faire.»

Satellite expérimental

C’est ce qu’elle a fait: le pays dispose d’un embryon d’internet quantique unique au monde – 2000 kilomètres entre Shanghai et Pékin – utilisé par le gouvernement, les universités et des industriels. Parallèlement, le pays a lancé, en 2016, un satellite expérimental de communications quantiques qui multiplie les prouesses. En septembre dernier, il a sécurisé une vidéoconférence entre Pékin et Vienne, une première.

Un tel satellite aurait dû, selon toute logique, porter une bannière européenne, puisque Anton Zeilinger a tenté dès 2005, en vain, de convaincre des institutions du Vieux Continent avant de se résoudre à aider son ancien étudiant. «Il existe en Chine une vraie volonté d’avancer, qui tranche avec le train-train d’une Europe obsédée par les économies budgétaires», s’insurge Nicolas Gisin, de l’Université de Genève, l’un des pionniers des communications quantiques. Il a notamment cofondé, en 2001, ID Quantique, le leader mondial du domaine. Une entreprise dont plus de la moitié des ventes, l’an dernier, ont eu lieu en Chine. «Cela prouve bien que la Chine n’a pas encore de leadership sur les communications quantiques par fibre optique, même si sa communication est très habile.»

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Un avis partagé, à Bruxelles, par Khalil Rouhana, le directeur général adjoint de la direction des réseaux de communication, contenu et technologies de la Commission européenne. «La Chine a certes rattrapé son retard dans les communications quantiques, mais l’Europe est particulièrement bien positionnée.» L’UE vient de lancer une «initiative sur les technologies quantiques» dotée de 1 milliard d’euros, dans laquelle la Suisse est très active, notamment au travers d’ID Quantique, d’IBM Zurich et de l’Etat. Elle cible, entre autres, les communications quantiques, l’ordinateur quantique et la détection quantique de signaux, un domaine balbutiant aux retombées multiples (positionnement par satellite, imagerie médicale, radars et sonars civils et militaires, etc.).

Gros investissements chinois

Cela suffira-t-il face aux 10 milliards investis par la Chine en cryptographie quantique, qui vient d’en annoncer 10 autres pour l’ordinateur quantique? «Il faut se méfier des chiffres, avertit Khalil Rouhana. Le milliard d’euros de l’UE aura un effet d’entraînement. Il devrait générer au moins 5 à 6 milliards de financements publics et probablement autant du secteur privé. De plus, cette initiative ne se dissocie pas d’autres programmes de l’UE sur le calcul à haute performance ou les nanotechnologies. L’effort européen est au moins aussi important que celui de la Chine.»

Difficile, en revanche, de chiffrer l’ampleur des investissements aux Etats-Unis. «Beaucoup de recherches sur les technologies quantiques se font ici dans un cadre secret, dans l’industrie ou la défense, analyse Christopher Monroe de l’Université du Maryland, l’un des meilleurs spécialistes de l’ordinateur quantique. Mais l’argent et la technologie ne résolvent pas tout. En matière de cybersécurité, ce sont les humains qui constituent le maillon faible! L’informatique et la détection quantiques auront beaucoup plus d’impact sur l’avenir, et là la Chine est très en retard.»

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Mais sa montée en puissance pourrait avoir un effet délétère et imprévu. «Jusqu’à présent, nous avons accueilli d’excellents étudiants chinois, dont beaucoup restent. Mais s’ils commencent à rentrer en Chine, ce qui est encore minoritaire, ce serait une grosse perte pour la recherche quantique en Europe et aux Etats-Unis.»