Les phénomènes de masse fascinent ou effraient. Edith Piaf peut bien chanter le bonheur d’être écrasés l’un contre l’autre, il n’empêche. Evénements sportifs et musicaux ou pèlerinages religieux viennent régulièrement rappeler les dangers de se laisser entraîner par la foule. Comme toute manifestation exceptionnelle, les mouvements de masse intéressent les scientifiques, et pas seulement les spécialistes de la sécurité. Ici, des biologistes scrutent le ciel pour modéliser des vols d’étourneaux ou des essaims de moucherons; là, d’autres plongent dans l’océan pour suivre les bancs de sardines.

La plupart d’entre eux s’attachent à comprendre les interactions entre individus. Les naturalistes, par intérêt direct: qui mène la danse? Qui suit qui et selon quelles règles? Les ingénieurs ou les développeurs de jeux vidéo, pour bâtir des algorithmes capables de simuler de façon réaliste des phénomènes collectifs. Mais les uns comme les autres s’appuient sur des hypothèses comportementales dites «entre agents».

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L’équipe du laboratoire de physique de l’Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon a suivi un tout autre chemin. Elle a choisi de considérer le groupe non plus comme un ensemble d’individus, mais comme une entité globale. Un pari qu’elle semble avoir gagné. Dans un article publié dans la revue Science, Nicolas Bain et Denis Bartolo viennent de montrer qu’en modélisant la foule comme un fluide, ils parvenaient à prévoir son comportement.

Expérience à grande échelle

«La première difficulté consistait à se doter d’un système expérimental modèle, explique Denis Bartolo, professeur de physique à l’ENS Lyon. Recruter des milliers d’individus est inabordable. Donc il nous fallait un système déjà organisé pour conduire une expérience à grande échelle, reproductible dans un cadre simple.»

Après avoir envisagé de filmer les concerts de rock, les deux chercheurs ont opté pour les marathons. Les coureurs y partent en effet par paquets, les meilleurs en premier. Avant le départ, ces groupes de milliers d’individus marchent vers la ligne en suivant les consignes des organisateurs, qui leur demandent d’avancer, de s’arrêter, d’avancer… «Idéal pour suivre la réponse à une perturbation douce», explique Denis Bartolo. Et c’est à Chicago qu’ils ont posé, ou plutôt perché, leur caméra.

Le suivi des paquets humains a montré que l’information de vitesse et d’orientation se transmettait sur une très grande distance, mais de façon distincte. «L’information sur l’orientation se diffuse comme une goutte de colorant dans un liquide. En revanche, l’information de vitesse se propage comme une vague dans l’eau, une onde, à vitesse constante, sans déformation ni atténuation», résume le physicien. Ils ont également constaté une très grande homogénéité de la concentration à l’arrêt, deux personnes par mètre carré.

Modèle hydrodynamique

Modéliser le phénomène, le mettre en équation, constituait évidemment la seconde difficulté. Les chercheurs y sont parvenus en s’appuyant sur les seules lois de conservation de la masse et de la quantité de mouvement (produit de la masse et de la vitesse). Ce modèle hydrodynamique, ils l’ont vérifié sur trois éditions du Marathon de Chicago, mais aussi à Atlanta et à Paris.

Tenant de la démarche microscopique, le biologiste Guy Theraulaz (CNRS, Toulouse) salue cette «première» – «le couplage entre observation, expérimentation, construction et validation d’un modèle» – et rêve, «dans le futur, de faire converger les deux approches». Denis Bartolo avance des objectifs plus modestes: poursuivre avec des systèmes plus denses, des perturbations moins douces, des foules moins sentimentales. En lorgnant cette fois vers la physique du solide.