L’UE verse un milliard pour les technologies quantiques, notamment pour Neuchâtel et Genève
politique scientifique
La Commission européenne a lancé son troisième flagship à un milliard d’euros. Ce «Human Brain Project» du quantique doit aider l’Europe à suivre ses rivaux dans cette course hautement stratégique. Deux projets suisses ont été sélectionnés

Après le cerveau (le Human Brain Project), après le graphène (le Graphene Flagship), c’est maintenant au tour des technologies quantiques. L’Europe a lancé lundi 29 octobre à Vienne son troisième «FET Flagship» (acronyme anglais pour «Technologies émergentes du futur»), nom de ces vastes projets de recherche scientifique à vocation industrielle et stratégique et surtout dotés d’un milliard d’euros sur dix ans, financés notamment par la Commission européenne et les Etats membres.
L’initiative avait été lancée au printemps 2016. Quelque 140 propositions plus tard, 20 ont été retenues, réparties à travers cinq domaines, de la cryptographie aux ordinateurs quantiques. Les équipes lauréates – dont deux suisses – et leurs 5000 chercheurs vont se partager 130 millions sur les trois prochaines années. Lors du deuxième round en 2021, les plus prometteuses en termes de transfert de technologies vers le monde industriel recevront le reste du pactole, soit 870 millions d’euros. C’est l’un des objectifs principaux de ces mégaprojets: accélérer la transition des laboratoires vers les applications commerciales.
Le quantique, un programme stratégique
Avec un tel arsenal, l’Europe ambitionne de se positionner dans le haut du panier en matière de technologies quantiques. Non pas qu’elle soit véritablement à la traîne: terre historique des recherches en la matière, elle dispose d’un important vivier d’excellents chercheurs hautement qualifiés. Mais ses principaux concurrents, Chine et Etats-Unis, ont mis le paquet ces dernières années en faisant du quantique l’un des programmes prioritaires.
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L’Empire du Milieu a lourdement investi, avec sans doute plus de 10 milliards, et démontré sa maîtrise du sujet à plusieurs reprises, par exemple en bâtissant un embryon d’internet quantique entre Shanghai et Pékin ou en parvenant à établir cette année des communications quantiques entre un satellite et la Terre, une première jusque-là réservée à des expériences au sol.
Un projet cousin aux Etats-Unis
Outre-Atlantique, le secteur est en plein boom et a pris une avance au niveau entrepreneurial avec quelque 70 start-up ayant investi le domaine, dont une bonne moitié depuis moins de deux ans. Le Sénat américain et la Chambre des représentants doivent approuver le National Quantum Initiative Act, projet à 1,2 milliard cousin du Flagship européen. Sans oublier que les mastodontes tels que Google ou IBM ont, chacun de leur côté, injecté à peu près autant en interne.
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Si les grandes puissances fourbissent leurs armes, c’est que les sciences quantiques sont à la veille de la «deuxième révolution quantique». La première, intrinsèquement liée à la miniaturisation, est survenue à mesure que les scientifiques comprenaient les phénomènes physiques se déroulant à d’infimes échelles, au niveau des atomes. C’est par exemple en étudiant le comportement d’électrons dans un semi-conducteur qu’ils ont pu fabriquer des microprocesseurs de plus en plus performants. Ou en déchiffrant celui des photons que les lasers ont vu la lumière.
Intrication et téléportation
Mais ces appareils n’exploitent pas les aspects les plus intrigants et les plus contre-intuitifs de la physique quantique tels que la superposition, l’intrication ou encore la téléportation. La deuxième révolution quantique arrivera lorsque la science maîtrisera de tels phénomènes, ce qui autorisera la mise au point de systèmes de communication ultra-sécurisés et d’ordinateurs quantiques aux capacités de calcul des milliards de fois plus importantes que celles des supercalculateurs actuels.
Parmi les projets lauréats, deux seront pilotés depuis la Suisse. Le premier, Qrange, est basé au Département de physique appliquée de l’Université de Genève (Unige) et réunit neuf partenaires de cinq pays. Il est doté de 2 millions d’euros. Son objectif est de mettre au point des générateurs de nombres aléatoires. Les applications vont de la cryptographie à la génération de mots de passe en passant par la loterie.
Mini-horloges atomiques
Le second rappelle tout d’abord que les scientifiques tentent de rivaliser avec les coiffeurs lorsqu’il s’agit de baptiser leurs projets. MacQsimal (prononcer «maximal») est un projet porté par le Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM). Spécialisé dans les capteurs, le pôle neuchâtelois propose d’en développer pour accompagner les appareils quantiques du futur.
Prenons l’exemple du temps: les références miniatures actuelles le mesurent de manière mécanique et linéaire, par exemple avec un cristal de quartz dont les vibrations sont impeccablement régulières. «Avec une horloge atomique (quantique), on a la certitude d’obtenir une mesure fondamentalement correcte et surtout stable du temps», explique Jacques Haesler, responsable de projets systèmes au CSEM et coordinateur de macQsimal.
Au cœur de ces horloges, des cellules dites à vapeur alcaline, dans lesquelles sont piégés quelques atomes de rubidium dont on peut mesurer les «vibrations» et en déduire une mesure du temps. Les applications pour de telles horloges miniatures existent déjà.
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Les Etats-Unis en ont développé à titre expérimental au début des années 2000 afin de mettre au point pour leurs soldats un système de navigation indépendant du GPS. En Europe il n’en existe pas encore, fait savoir Jacques Haesler, mais macQsimal devrait permettre de les rendre accessible au grand public, dans des téléphones portables ou des récepteurs de positionnement par satellite. Avec 14 partenaires issus du monde académique mais aussi industriel, et le savoir-faire du CSEM en termes de transfert de technologies entre les deux univers, la sélection de macQsimal parmi les lauréats du Flagship européen n’est finalement guère surprenante.
Une approche «bottom-up»
Ce point sera crucial pour que les technologies quantiques décollent en Europe, estime Clément Javerzac-Galy, du Laboratoire de photonique et mesures quantiques de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne: «Il y a beaucoup d’aspects fondamentaux de la physique quantique qui seront explorés. C’est capital, mais il ne faut pas perdre de vue qu’aux Etats-Unis les choses avancent sur les deux fronts, scientifique et industriel. Or l’Europe est plus en retard sur ce point.»
Nicolas Gisin, pionnier genevois des recherches en technologies quantiques, a exprimé sa «grande satisfaction», lui qui part à la retraite l’été prochain. «J’espère que l’université nommera un successeur compatible qui saura poursuivre cette impulsion positive», a-t-il ajouté.
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Un milliard, c’est un ordre de grandeur en dessous de ce que la Chine a mis sur la table. Mais cela éclaircit l’horizon européen. A condition de rester efficaces: la Commission ne veut pas rejouer le fiasco du Human Brain Project, dont la gouvernance a été critiquée par de nombreux scientifiques, et dont le directeur exécutif a démissionné cet été.
A propos du HBP, en août 2018: Une nouvelle crise secoue le Human Brain Project
Elle a d’ailleurs à ce titre visiblement changé son fusil d’épaule en attribuant les fonds non pas à un consortium chargé de redistribuer l’argent, mais en récompensant des projets internationaux préalablement évalués par les pairs. On ne tardera pas à vérifier si cette approche «bottom-up» de l’infiniment petit portera ses fruits.
«Pour générer des nombres vraiment aléatoires, il faut s’en remettre à la physique quantique»
Qrange, l’un des projets pilotés depuis la Suisse (Université de Genève), a été doté de 2 millions d’euros. Son coordinateur, le physicien Hugo Zbinden, en décrypte les enjeux.
Le Temps: Vous allez coordonner Qrange, un projet sélectionné pour le flagship technologies quantiques. De quoi s’agit-il?
Hugo Zbinden: Qrange vise à mettre au point de nouveaux générateurs quantiques de nombres aléatoires.
Mon ordinateur sait déjà le faire, non?
Oui, mais avec quelques limitations. Il existe plusieurs méthodes pour générer des nombres au hasard. L’une d’elles repose sur des algorithmes qui génèrent des nombres dits pseudo-aléatoires. Comme leur nom l’indique, ils ne donnent que des nombres dont le caractère aléatoire est relatif, parce qu’ils sont prédictibles: si quelqu’un connaît une partie de la suite, alors il peut «deviner» les chiffres qui seront ensuite tirés au sort.
Justement, je voulais jouer à la loterie. Puis-je deviner les numéros qui vont tomber?
Oui, c’est pourquoi on ne peut pas utiliser de nombres pseudo-aléatoires pour une loterie. Les algorithmes ne sont pas la seule possibilité: il existe aussi des générateurs basés sur des phénomènes physiques concrets, par exemple les mouvements de la souris de l’utilisateur. Mais dans ce cas, on n’est jamais certains à 100% que les résultats sont véritablement dus au hasard. Bien sûr, pour un jeu de dés ou pour lancer une playlist aléatoire, c’est amplement suffisant, mais pour des applications plus délicates, il faut s’en remettre à la physique quantique.
C’est-à-dire?
Il y a dans la nature des phénomènes quantiques intrinsèquement aléatoires. Considérez un photon, cette particule qui compose la lumière. Placez un miroir semi-réfléchissant, c’est-à-dire qui ne renvoie que la moitié des photons. Le fait qu’un photon soit réfléchi ou non est totalement aléatoire. Les générateurs quantiques se basent sur ce genre de phénomènes qui surviennent au niveau des atomes et des particules.
Existe-t-il déjà de tels instruments?
Oui, certains sont même commercialisés, comme ceux de l’entreprise ID Quantique à Genève (dont Hugo Zbinden est un des cofondateurs, ndlr). Mais ceux que nous voulons fabriquer seront miniaturisés de sorte à pouvoir les intégrer dans une puce électronique de smartphone. Ils serviraient à sécuriser un paiement sur internet par exemple.
Nous allons aussi travailler à l’augmentation de leur débit, de sorte qu’ils génèrent un très grand nombre de chiffres à la seconde, de l’ordre de 10 gigabits de données par seconde. Enfin, nous voulons qu’ils soient capables de s’auto-tester afin de nous dire si certains facteurs ont faussé le caractère authentiquement aléatoire de la génération. C’est donc une deuxième «génération de générateurs» dont il est question.
Propos recueillis par Fabien Goubet