Physique
«Le Temps» a rencontré le Prix Nobel 2010 de physique Konstantin Novoselov, codécouvreur du graphène. Un matériau miracle sur lequel il est tombé presque par hasard, au détour d’expériences qui ont vu défiler rouleaux de scotch et grenouilles volantes

Que faire d’un matériau qui n’a aucun relief? Rien pour le quidam, tout pour le physicien. Telle est en effet la nature du graphène et de ses cousins, tous classés sous la dénomination des matériaux bidimensionnels. Ce matériau quasi-miracle, à la fois flexible, résistant, transparent et qui conduit les électrons mille fois plus vite que le cuivre, pourrait révolutionner notre quotidien.
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L’un des deux scientifiques à l’avoir découvert, l’Anglo-Russe Konstantin Novoselov de l’Université de Manchester, était présent à Lucerne le 7 novembre à l’occasion d’une journée d’échanges organisée par le Centre suisse de microtechnique (CSEM).
Le Temps: Très brièvement, un matériau bidimensionnel (2D), tel que le graphène, c’est quoi?
Konstantin Novoselov: Si on s’en tient à une définition stricte, les matériaux 2D n’ont qu’un seul atome d’épaisseur. Mais en pratique, selon l’application que l’on cherche ou l’expérience que l'on teste, ils peuvent avoir deux, trois atomes d’épaisseur, voire plus. Ce qui importe est en fait que l’épaisseur soit contrôlée, plus que le nombre d’atomes proprement dit.
On les qualifie parfois de matériaux miracles. Quelles sont leurs principales propriétés?
On pourrait en citer beaucoup. Mais quand je prends un peu de recul, je me dis que la principale propriété de ces matériaux, c’est d’exister. Quand j’ai commencé à travailler sur le graphène, nous pensions que nous n’y arriverions jamais parce que c’était impossible d’obtenir un feuillet d’un seul atome de carbone d’épaisseur. Aujourd’hui, c’est un acquis pour tout le monde, je travaille d’ailleurs avec des étudiants qui n’ont jamais connu l’ère prégraphène. Donc, pour moi qui l’ai vécue, et après avoir été confronté à ces difficultés, je peux vous dire que le plus important dans toutes ces propriétés, c’est qu’elles existent! Ce serait de toute façon difficile de citer telle propriété plutôt qu’une autre, car les matériaux 2D constituent à ce jour une grande famille de quelques dizaines de membres, chacun avec des caractéristiques qui lui sont propres.
La légende veut que vous ayez, avec votre collègue et directeur de thèse André Geim, isolé le premier feuillet de graphène lors d’expériences rigolotes, en effritant un morceau de graphite, couche par couche, à l’aide d’une bande de scotch. Vrai ou faux?
Oui c’est exact. C’est André Geim qui avait inventé le concept de ces «expériences du vendredi soir», sans lien direct avec nos sujets de recherche [avant le Nobel, Andre Geim avait reçu le prix parodique Ig-Nobel pour avoir réussi à faire léviter une grenouille dans un champ magnétique lors de ces expériences]. C’est une longue histoire, mais très brièvement: nos collègues microscopistes, qui travaillaient au bout du couloir, utilisaient du scotch pour obtenir de très fines tranches des échantillons à observer. Cela nous a donné une idée: et si nous faisions de même pour obtenir des couches de graphite [du carbone cristallin naturel] les plus fines possibles?
C’était du vrai scotch?
Tout à fait, du scotch tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Précisons que ça ne s’est pas fait en un jour, le temps de perfectionner le protocole, nous avons mis un an à obtenir une unique couche d’atome de carbone, et c’est comme ça que le graphène est né, en quelque sorte.
Les découvertes scientifiques sont souvent le fait non pas de ce qui fonctionne, mais de ce qui ne fonctionne pas
Un bel exemple de sérendipité…
C’est souvent le cas en physique et en sciences en général. Lorsqu’on monte un dossier pour obtenir des fonds, il faut indiquer nos objectifs, ce que l’on veut trouver. Et puis on commence à travailler, mais en espérant secrètement ne pas atteindre nos objectifs. Pourquoi? Parce que cela voudrait dire qu’on n’a rien trouvé de nouveau! On préfère évidemment que les recherches nous mènent à quelque chose d’inattendu. Il faut donc se préparer… à l’inattendu. C’est ce qui s’est passé avec le graphène: ce n’était pas notre sujet principal, et nous pensions qu’obtenir une couche monoatomique était impossible. Mais nous avons quand même essayé, pour voir jusqu’où nous pouvions arriver en termes d’épaisseur. Et finalement, il s’est avéré que la bande de scotch suffisait à obtenir du graphène.
Comment transforme-t-on une expérience du vendredi soir en véritable percée scientifique?
Les découvertes scientifiques sont souvent le fait non pas de ce qui fonctionne, mais de ce qui ne fonctionne pas. En progressant dans une expérimentation, il y a toujours de petites anomalies qui surviennent. Il faut s’interroger sur leur nature, leurs causes, pour savoir par exemple si c’est dû à une erreur de manipulation ou si on est en train de mettre le doigt sur quelque chose d’intéressant. Pour le savoir, on essaie de reproduire l’anomalie, de l’amplifier, de la caractériser. Et c’est comme cela qu’on produit un nouveau fait scientifique.
Quelles sont aujourd’hui les applications du graphène?
Petit à petit, des produits incluant du graphène arrivent sur le marché: raquettes de tennis, skis, ampoules… Dans ces applications, le graphène remplace souvent des matériaux composites. Dans d’autres, il remplit un rôle que l’on ne pouvait confier à un autre matériau. On peut ainsi l’imprimer sur un support pour en faire une puce RFID, une fonction bienvenue dans le cadre de l’Internet des objets. Imaginer et concrétiser ces nouveaux usages demande toutefois bien plus de temps et de travail.
Le secteur solaire pourrait-il en tirer profit?
C’est un domaine que je connais moins. Mais c’est certainement possible que le graphène tire son épingle du jeu, car il a de bonnes propriétés électroniques: les électrons s’y déplacent assez librement, ce qui doit intéresser les spécialistes. Le problème que j’entrevois est plutôt lié au coût: les panneaux solaires ont d’importantes surfaces, encore peu compatibles économiquement avec les coûts de production du graphène.
Et concernant les autres matériaux 2D?
On peut citer le ditellurure de molybdène (MoTe2), qui est très prometteur pour le secteur des télécoms. C’est un semi-conducteur qui émet de la lumière sous certaines conditions. On pourrait le retrouver dans des fibres optiques, par exemple.
Pourquoi le rêve du «material by design», autrement dit la conception de matériaux aux propriétés personnalisées en fonction des besoins, est-il toujours si lointain?
Il est lointain, mais on y travaille. Il y a déjà eu quelques essais: un matériau composite, c’est en quelque sorte du material by design. Mais il est vrai que c’est difficile. Certains matériaux ne veulent pas être combinés, d’autres perdent ou changent de propriétés lorsqu’ils sont associés, etc. C’est donc d’abord un problème de nature scientifique. Une fois qu’on l’aura résolu, il s’en posera un autre, de nature industrielle cette fois: comment produire ces matériaux rapidement et à un coût acceptable? Mais cela ne me fait pas peur. Nous ne sommes qu’à l’aube des matériaux 2D. Il reste encore beaucoup de science à faire.