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Les trois chercheurs ont ouvert la voie à l’information quantique en démontrant et en utilisant un mécanisme, l’intrication, qui permet de manipuler des particules à distance, voire même de téléporter leurs propriétés. Un phénomène mis en œuvre dans la cryptographie quantique et dans les embryons d’ordinateurs quantiques

Le Français Alain Aspect, l’Américain John Clauser et l’Autrichien Anton Zeilinger reçoivent le Nobel de physique pour leurs expériences sur l’intrication quantique. Une récompense qui était attendue depuis de longues années. Ils avaient reçu, tous trois, le prestigieux Prix Wolf en 2010.
Parmi les propriétés les plus étranges de la physique quantique, celle qui gouverne le comportement de la matière à l’échelle des atomes et des particules de lumière, il en est une qui dérangeait profondément Albert Einstein, ce qu’on appelle l’intrication quantique. Ainsi, quand on prépare deux particules de manière à lier leurs propriétés (on dit intriquer) – par exemple l’état de polarisation de deux photons –, on peut ensuite les éloigner autant qu’on veut sans perdre ce lien, pour peu que l’on procède avec soin. La physique quantique étant par essence probabiliste, il est impossible de prévoir ce que donnera la mesure de l’état de l’une ou l’autre de ces particules. En revanche, si deux particules sont intriquées, toute mesure sur l’une permet de connaître instantanément l’état de l’autre sans avoir besoin de la mesurer à son tour. Et ce, quelle que soit la distance qui les sépare, comme si une information – l’état de la particule – avait voyagé à une vitesse infinie.
Einstein considérait que l’Univers est local, autrement dit que deux particules ne peuvent avoir d’influence réciproque que lorsqu’elles sont proches. Pour lui, si une telle interaction était possible à grande distance, c’est que quelque chose se déplacerait plus vite que la lumière. Inacceptable! A l’époque – nous sommes dans les années 1930 – les spécialistes de la physique quantique émettent une autre hypothèse: à l’échelle quantique, le monde serait non local, autorisant un lien entre particules intriquées quelle que soit leur distance. Un principe de non-localité qu’Einstein et ses collègues Podolsky et Rosen réfutent vigoureusement, décrivant ce qu’on a appelé le paradoxe EPR (pour Einstein-Podolsky-Rosen). Comment trancher entre ces deux visions divergentes du monde qui nous entoure?
John Clauser prépare le terrain puis Alain Aspect dément Einstein
Dans les années 1960, le Nord-Irlandais John Bell va s’y atteler, en établissant une inégalité mathématique caractéristique d’une réalité locale. Si une expérience devait violer cette inégalité, elle démontrerait la non-localité de la physique quantique, et donc l’intrication. Ce travail théorique fut développé quelques années plus tard par l’Américain John Clauser, lui permettant d’imaginer et de réaliser une première expérience sur les inégalités de Bell, mais hélas trop imprécise pour trancher. Il faudra attendre le tout début des années 1980 pour que le Français Alain Aspect constate enfin la violation des inégalités de Bell avec deux photons intriqués et distants de 12 mètres, dans le laboratoire de l’Université d’Orsay où il prépare son doctorat. Il démontre alors que l’Univers est non local. Tout se passe comme si ces deux photons ne formaient qu’un seul système quantique, qui n’est pas modifié quand on les éloigne.
Anton Zeilinger démontre la téléportation
Après la démonstration éclatante d’Alain Aspect, les recherches s’accélèrent. Des théoriciens entrevoient des applications: transporter, voire téléporter, des informations – par exemple des codes secrets – sans possibilité de les espionner, fabriquer des puces quantiques qui enverraient nos ordinateurs les plus puissants aux oubliettes de l’Histoire, ou des radars impossibles à brouiller. Les expériences d’intrication se multiplient, avec des photons, mais aussi des atomes – parfois artificiels – et des composants quantiques, ouvrant la voie à ce qu’on appelle l’information quantique, qui fait désormais l’objet d’une compétition féroce entre la Chine, les Etats-Unis et l’Europe. L’expérience la plus spectaculaire fut réalisée en 1997 par l’Autrichien Anton Zeilinger, qui réussit à téléporter l’état d’une particule quantique. Il ne s’agissait pas de téléporter la particule elle-même, ce qui est impossible, mais d’utiliser deux particules intriquées et éloignées: une fois cette intrication réalisée, tout changement de l’état d’une particule est instantanément répercuté sur la seconde! Même à 1200 kilomètres, le record actuel.
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«Le Prix Nobel de mes collègues me donne une immense satisfaction car il récompense une discipline qui m’est très chère, réagit Nicolas Gisin, spécialiste de cryptographie quantique à l’Université de Genève, et cofondateur d’ID Quantique. Cela faisait très longtemps que John Clauser et Alain Aspect méritaient cette reconnaissance, d’autant plus qu’ils ont réalisé ces travaux à une époque où cela n’intéressait personne. John Bell lui-même aurait dû aussi être récompensé. Mais il est décédé en 1990, et le Comité Nobel a pris beaucoup de temps pour honorer ces travaux sur l’intrication quantique. Anton Zeilinger est arrivé plus tard, à un moment où cette discipline avait commencé à prendre son envol. Il a lui aussi accompli des recherches importantes. Aujourd’hui, cette science a débouché sur de nombreuses technologies qui ont le vent en poupe, on ne peut que regretter que ce Nobel soit si tardif.»
Le laboratoire Kastler-Brossel, pépinière de Nobel
Au contraire, le physicien français Serge Haroche (Nobel de physique 2012) n’est pas surpris du caractère tardif du prix de cette année. «A l’époque des expériences de John Clauser puis d’Alain Aspect, il s’agissait de répondre à une question fondamentale sur le caractère non local de la physique quantique; personne ne pouvait imaginer des applications pratiques. Ce n’est que bien après, notamment avec les expériences d’Anton Zeilinger, que les applications de l’intrication sont devenues concrètes. C’est sans doute ce qu’attendait le Comité Nobel pour honorer ce domaine.»
Claude-Cohen Tannoudji (Nobel de physique 1997) se dit «extrêmement heureux pour ces trois grands chercheurs, et en particulier pour Alain Aspect que je connais depuis longtemps et Anton Zeilinger qui a beaucoup contribué à donner des applications concrètes à la physique quantique». Après son doctorat, Alain Aspect avait d’ailleurs rejoint le groupe de Claude Cohen-Tannoudji au laboratoire Kastler-Brossel, haut lieu de la recherche fondamentale à Paris. C’est là qu’Alfred Kastler (Nobel 1966) a formé Claude Cohen-Tannoudji, lequel a mentoré ensuite Serge Haroche! «Ce laboratoire est un phare pour la physique quantique, il a toujours su attirer des scientifiques de grand talent. Cela montre à quel point il est important de continuer à financer la recherche fondamentale et l’enseignement supérieur», insiste Claude Cohen Tannoudji.
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Alain Aspect (France), né en 1947, a obtenu un doctorat de physique en 1983 pour ses travaux sur l’intrication. Il est professeur à l’Université Paris-Saclay et à l’Ecole polytechnique.
John Clauser (Etats-Unis), né en 1942, a obtenu un doctorat à l’Université Columbia en 1969. Il est aujourd’hui chercheur dans l’entreprise J.F. Clauser & Associates.
Anton Zeilinger (Autriche), né en 1945, a obtenu son doctorat à l’Université de Vienne en 1971, où il est professeur.
2021, une plongée dans la complexité
L’an dernier, le Prix Nobel de physique avait récompensé des pionniers de la compréhension du fonctionnement des systèmes complexes: Le Nippo-Américain Syukuro Manabe et l’Allemand Klaus Hasselmann s’étaient partagé une moitié du prix pour leurs travaux sur la modélisation climatique, l’autre revenant à l’Italien Giorgio Parisi pour avoir découvert la présence de motifs cachés dans les propriétés de certains matériaux en apparence désordonnés, à des échelles aussi diverses que les atomes et les systèmes planétaires.
2020, la physique des trous noirs
En 2020, l’Académie royale des sciences de Suède a récompensé trois figures de l’astrophysique: d’une part, le Britannique Roger Penrose pour avoir décrit la formation des trous noirs, et d’autre part, l’Allemand Reinhard Genzel et l’Américaine Andrea Ghez, qui ont – indépendamment – démontré l’existence d’un trou noir supermassif au centre de notre galaxie, la Voie lactée.
Moins de 2% de femmes, et une domination américaine
De 1901 à 2022, 218 hommes et 4 femmes ont été récompensés par le Nobel de physique. L’Américain John Bardeen est le seul lauréat distingué par ce prix à deux reprises, en 1956 (effet transistor) et 1972 (théorie de la supraconductivité), tandis que la Française d’origine polonaise Marie Curie a été récompensée en 1903 par un Nobel de physique (étude de la radioactivité), puis de chimie en 1911 (découverte du radium et du polonium). A noter également qu’en 1915, le Nobel de physique a été partagé entre un père et son fils, les Britanniques William Lawrence Bragg et William Henry Bragg, qui avaient observé la structure des solides cristallins avec des rayons X.
La compilation des nationalités des lauréats du Nobel de physique démontre le poids considérable des Etats-Unis: 38% des lauréats possédaient (au moins) la nationalité américaine lorsqu’ils ont été récompensés.