La question semble assez simple. Comment un fil rigide, une fois tricoté, peut-il donner naissan­ce à un tissu souple et ex­ten­sible? «Ça peut paraître trivial, pas digne d’un laboratoire de physique à l’Eco­le normale supérieure, s’amuse Frédéric Lechenault, installé dans le prestigieux établissement. En réalité, c’est une affaire sérieuse et complexe, à laquelle personne ne s’était confronté.» En deux articles, publiés en juin et juillet dans les revues Physical Review X et Physical Review Letters, son équipe vient de mettre en évidence les forces et d’établir les lois qui régissent cet étonnant système.

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Faire la physique du tricot. Comprendre ce matériau millénaire, présent depuis l’Egypte antique et exploité par des générations d’artisans et d’industriels. En analyser les enjeux et en dresser les équations. L’idée a germé dans la tête de Frédéric Lechenault sur un bateau, en Croatie. «Ma femme était enceinte, elle faisait du crochet, se souvient-il. En la regardant, je me suis dit qu’il y avait un truc à creuser. Et les premières équations, je les ai écrites sur le sol de la maternité.»

«Un sujet un peu risqué»

L’enfant voit le jour, l’énigme physique demeure obscure. Le chercheur la confie à un étudiant en master. «Le sujet était marrant et un peu risqué, se souvient Samuel Poincloux. Dans le laboratoire, ils travaillent aussi sur les ­origamis ou les ballons, mais il y a mille autres équipes dans le monde qui le font. Là, le terrain était à peu près vierge. Dans les années 1960-1970, des ingénieurs avaient fait des études mécaniques à l’échelle de la maille. Mais pas au niveau du système, avec une approche de physiciens. Je ne pensais pas que ce serait si compliqué et si long.»

Le master s’est transformé en thèse. Samuel Poincloux a appris à tricoter – à la main, mais aussi sur une vieille machine achetée sur eBay. Il a observé les entrelacs du jersey, scruté ces fameuses mailles et leur déformation, suivi le déplacement des points. Il a constaté que le système laissait apparaître des «chaînettes», cette forme générique prise, sous l’effet de la gravité, par un câble tenu à ses deux extrémités.

Puis il s’est lancé dans la théorie, fixant les grands principes mais surtout réparant les accrocs qui survenaient dans les équations. «Par exemple, un système a normalement un état de référence, stable, à partir duquel on l’étudie, explique Frédéric Lechenault. Là, si on secoue un tricot, il se froisse et trouve un nouvel état d’équilibre. Où est la référence?» Les chercheurs finissent par établir que le système dispose d’au moins deux états d’équilibre.

L'«avalanche» omniprésente

Pour simplifier leur travail, ils choisissent d’utiliser le fil de nylon, inextensible. «Avec de la laine, c’était beaucoup trop compliqué», assure Samuel Poincloux. L’équation centrale, au cœur de leur premier article, tient en une longue ligne – c’est peu, pour un phénomène si complexe – et permet de décrire le système à partir de trois paramètres: deux grandeurs géométriques, définissant la taille de la maille, et une valeur énergétique, la flexibilité du fil, qui apportera la réponse mécanique du système.

Dans ses observations, Samuel Poincloux avait également constaté d’étranges à-coups lors de l’étirement du tricot. Une sorte de «bruit» dans l’évolution linéaire de la matière. Ce phénomène a un nom: l’«avalanche». En physique, il ne désigne pas seulement l’effet d’entraînement qui préside à l’effondrement d’une masse neigeuse. On le retrouve un peu partout, des feux de forêt aux krachs boursiers, du riz soufflé mouillé par le lait au papier froissé, toujours associé à un bruit, à des crépitements. En déformant très lentement le tricot, des grincements sont justement apparus aux oreilles de Samuel Poincloux.

«Comme les failles sismiques»

Cette fois, c’est au frottement du fil sur lui-même et au glissement des mailles les unes sur les autres que les physiciens ont dû s’intéresser. Ils mesurent les forces en présence, observent la déformation des mailles et font deux avancées: d’une part, ils caractérisent ces fameux à-coups, que l’anglais scientifique nomme «stick-slip» («coller-glisser»); d’autre part, ils mettent en évidence des lignes diagonales séparant différentes zones du tissu. Des failles qui se forment, lâchent, transmettent leur énergie, se réorganisent. «Comme les failles sismiques», souligne Samuel Poincloux.

Anecdotique? La publication du second article, le 30 juillet, dans Physical Review Letters, une des plus prestigieuses revues de physique, témoigne du contraire. Pour Frédéric Lechenault, cette physique du jersey porte la promesse de nombreux développements. Le chercheur imagine «des textiles intelligents, comme des habits qui deviendraient plus lâches quand la température augmente ou dont on peut faire évoluer les formes». Mais plus profondément, il en est convaincu: «En tirant sur mon tricot, je fais des choses au moins aussi fondamentales que celui qui cherche à décrire l’univers. Je décris la complexité du monde, du vivant, du quotidien.» Je tricote, donc je suis.