Les «vagues voyous», sans scrupules et (presque) sans explication
MéTéO MYSTèRE 2/3
Cet hiver, «Le Temps» sort de son confinement et vous emmène à la découverte de phénomènes naturels connus depuis longtemps mais toujours mal compris. Deuxième épisode, les vagues scélérates, des monstres imprévisibles pouvant atteindre deux fois la hauteur des vagues environnantes

Alors que les concurrents du 9e Vendée Globe tutoient les cinquantièmes hurlants, un douloureux événement revient en mémoire: en janvier 1997, le navigateur canadien Gerry Roufs disparaissait lors de la troisième édition de l’épreuve, non loin du point Nemo, un lieu perdu du Pacifique, l’endroit le plus éloigné de toute terre. «Les vagues ne sont pas des vagues, ce sont les Alpes!» dira-t-il dans l’un de ses derniers messages.
Vues du ciel, par satellite, les vagues dépassaient alors – en moyenne – 16 à 18 mètres dans les parages. Compte tenu de la situation météorologique locale propice aux débordements liquides, Gerry Roufs a peut-être été victime d’un monstre de 35 mètres de haut. Une vague scélérate, le nom donné à ces événements terrifiants qui se produisent soudainement et atteignent deux fois la hauteur des vagues environnantes. Les anglophones qualifient ces vagues de «rogue» (fripouilles, voyous, sans scrupules) ou «freak» (anormales).
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Au XIXe siècle, l’explorateur Dumont d’Urville, qui a longuement croisé au sud du quarantième parallèle, était la risée de tous quand il s’épanchait sur ses rencontres avec ces fripouilles. Pendant le siècle qui a suivi, des témoignages similaires se sont multipliés – avec parfois d’impressionnantes images de dégâts sur de gros navires – sans que la science y porte un intérêt à la hauteur du phénomène, faute de données à décortiquer: un récit reste évidemment suspect tant qu’un instrument n’a pas corroboré le dire.
L'équivalent d’un immeuble de huit étages
Il faudra donc attendre l’aube d’une nouvelle année, le 1er janvier 1995, pour que la science des vagues scélérates puisse enfin sortir des limbes: ce jour-là, une vague de 25,6 mètres déferle sur la plateforme gazière norvégienne Draupner, en mer du Nord. L’équivalent d’un immeuble de huit étages, qui a surgi dans une mer de 12 mètres de hauteur… Peu de dégâts, mais des enregistrements d’un radar qui apportent la preuve que les scientifiques attendaient, enfin.
Il y a deux ans, en décembre 2018, un groupe de l’Université britannique d’Oxford a présenté des résultats et une vidéo étonnante: dans un bassin à peine remué, une vague surgit brutalement avant de déferler. Elle a un troublant air de ressemblance avec la célèbre Grande Vague qui surplombe le mont Fuji dans l’estampe de l’artiste japonais du XVIIIe siècle Hokusai.
Les scientifiques d’Oxford présentent leur vague comme une réplique fidèle de la vague de Draupner. «C’est certes très visuel, mais les conditions en bassin sont hélas loin de la réalité de celles qui règnent en mer», prévient Frédéric Dias de la University College Dublin en Irlande, qui consacre ses recherches aux scélérates. Ce constat est l’une des conclusions d’un projet de recherches européen (2011-2016) auquel le scientifique a participé.
Un événement tous les… dix mille ans
«Si on a bien des données sur cette vague de 1995, on est loin de disposer d’assez d’informations pour reconstituer ce qui s’est passé ce jour-là. Ce qui manque, ce sont des observations répétées, et pour cause: on estime la probabilité qu’une vague scélérate se forme dans les océans à environ 1 sur 100 000, quelle que soit sa taille», explique le chercheur. Dit autrement, la probabilité qu’une vague scélérate se produise à un endroit donné est d’un événement tous les… dix mille ans! «En Europe, il y a en moyenne une dizaine de grosses tempêtes chaque hiver. Chacune produit probablement quelques vagues de 20 mètres. C’est peu!»
En 2010, des travaux avaient laissé espérer qu’on pourrait mieux comprendre la formation des vagues scélérates, en la reproduisant avec… des ondes lumineuses dans une fibre optique. «Cela avait soulevé beaucoup d’espoirs car on comprend bien les phénomènes optiques, se souvient Frédéric Dias. Mais cela ne s’est pas passé comme prévu.» A vrai dire, c’est plutôt l’inverse qui s’est produit: ce sont les connaissances en hydrodynamique qui ont, grâce à cette analogie entre vagues et lumière, fait progresser la connaissance de phénomènes optiques!
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Alors aujourd’hui qu’a-t-on compris de ces vagues? Beaucoup d’efforts ont été engagés pour tenter de montrer que ce sont des instabilités propres à chaque vague qui peuvent conduire à sa transformation en scélérate. Mais, en 2016, une étude a montré que ce n’était pas la cause dominante de ce qu’on observe dans l’océan. En revanche, l’interaction entre vagues – ce qu’on appelle des interférences non linéaires – est probablement la cause dominante de formation de scélérates, en dehors de situations bien connues, liées à des conditions locales.
Capteurs acoustiques sous-marins
Par exemple la rencontre entre une houle et un courant contraire, à l’image de la mer détestable qui se forme au sud du Cap de Bonne-Espérance, quand le courant des Aiguilles – qui descend vers le sud à l’est de l’Afrique – vient heurter la puissante houle d’ouest en est de l’océan Austral. Ou encore quand le fond de la mer remonte brutalement. Près des côtes, dans les lieux courus par les surfeurs, mais parfois au large, comme sur le plateau de Rochebonne, au large de La Rochelle, en plein golfe de Gascogne, un lieu détesté par les marins du Vendée Globe.
Pour aller plus loin, les chercheurs ont besoin d’observations plus nombreuses. Une des clés pourrait être la stéréo-vidéo, l’enregistrement – en relief – des vagues. «Cela permet d’obtenir une description de leur évolution dans l’espace et dans le temps, mais cela génère tellement de données qu’on ne peut pas le faire en continu», indique Frédéric Dias. Des campagnes sont donc régulièrement organisées, mais par intermittence, sur une plateforme offshore ou un navire. Le scientifique et ses collègues utilisent aussi des capteurs acoustiques sous-marins qui mesurent la hauteur de l'eau et la vitesse des vagues à l’ouest de l’Irlande, une région battue par les tempêtes hivernales.
Reste le satellite, sous-employé dans ce domaine. «Il donne la hauteur significative des vagues mais ne mesure pas bien leur période – leur espacement dans le temps – et ne peut déterminer la hauteur maximale», pointe cependant le chercheur. Car les satellites scientifiques sont en orbite assez basse et se déplacent vite. On a donc peu de chance qu’ils se trouvent au bon endroit au bon moment! A quand un satellite géostationnaire capable de surveiller les «vagues voyous»?
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