Des plantes sauvages à la rescousse de leurs cousines cultivées
Biodiversité
AbonnéLes espèces dites CWR, parentes sauvages des variétés de grains, fruits et légumes cultivées, sont des ressources précieuses de gènes utiles pour lutter contre la sécheresse, les nuisibles ou les maladies. Certaines CWR sont menacées de disparition. Des projets de conservation ont été lancés en Suisse et ailleurs
Derrière la lourde porte de la petite pièce située au sous-sol d’un bâtiment des Conservatoire et Jardin botaniques de Genève (CJBG), règne une atmosphère très sèche avec près de 15% d’humidité relative seulement. Sur les étagères, des bocaux transparents renferment des billes orange de silicates, du coton et des graines de formes et couleurs variées. Sur les étiquettes, des noms latins, mystérieux pour le profane, tels que Vaccinium microcarpum ou Asparagus tenuifolius. Dans quelques semaines, les graines seront transférées dans une chambre froide à -20 °C pour rejoindre la banque de semences des CJBG et y être conservées, congelées pendant plusieurs décennies et protégées ainsi de la dégradation.
C’est la quatrième année qu’Andreas Ensslin, conservateur aux CJBG, et ses collègues arpentent champs, forêts et pentes escarpées alpines durant la belle saison, à la recherche des graines d’une liste d’espèces de plantes bien particulières: les CWR, acronyme anglais signifiant «parentes de variétés cultivées» (Crop Wild Relatives). Depuis plusieurs années, les CWR intéressent un nombre croissant de professionnels, aussi bien botanistes qu’agronomes, dans un contexte où la sécurité alimentaire est menacée par les changements globaux. Proches génétiquement de plantes cultivées pour l’alimentation ou le fourrage, elles portent potentiellement en elles des gènes intéressants pour de futurs croisements et la création de variétés plus résilientes.
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«Cette année, nous visons la récolte de 50 lots de graines supplémentaires, pour atteindre l’objectif des 42 espèces CWR ramassées en quatre ans en Suisse, expose le botaniste. Par exemple, nous avons déjà collecté des semences d’asperges à feuilles ténues (Asparagus tenuifolius) aux Grisons l’an passé. Nous irons voir d’autres stations où elles poussent dans le Tessin, mais où elles sont difficiles d’accès.» Aussi, les minuscules graines jaunes de la canneberge à petits fruits (Vaccinium microcarpum), une proche de la myrtille et de l’airelle rouge, proviennent d’une tourbière aux Grisons. Et les graines volantes de la petite scorsonère (Scorzonera humilis), du même genre que le salsifis noir (Scorzonera hispanica), originaire d’Europe du Sud et d’Asie du Sud, figurent aussi dans la collection.
Le projet de banque de semences CWR aux CJBG est soutenu par l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) et termine sa phase pilote. Pour lui donner suite, un projet de Banque de semences nationale a été proposé en collaboration avec l’Université de Zurich, visant à récolter et stocker au moins 75% des plantes menacées en Suisse, en particulier les graines de CWR. «L’étude de ces dernières est très importante pour le futur de la sélection des variétés cultivées, explique Sylvain Aubry, conseiller scientifique à l’OFAG. On pourra y rechercher en particulier des gènes de résistance aux pathologies, aux insectes, à la sécheresse, ainsi que des paramètres de qualité nutritionnelle ou médicinale.»
En Suisse, 2200 espèces parentes de variétés cultivées
Comment ont été choisies les espèces CWR à conserver? L’OFAG a mandaté des botanistes d’InfoFlora, fondation active dans le domaine de l’information et de la promotion des plantes sauvages en Suisse, pour qu’ils dressent la liste des espèces prioritaires. Les résultats de cette étude, en cours de relecture, sont déjà consultables sur le site BioRxiv de prépublications. «La moitié de la flore sauvage suisse est apparentée à des plantes cultivées pour l’alimentation, le fourrage, ou des applications médicales et aromatiques, soit à peu près 2200 espèces, commente Blaise Petitpierre, biologiste à InfoFlora et auteur principal de l’étude. D’où l’idée de prioriser. Pour comparer les espèces CWR, nous nous sommes basés sur des critères d’inventaires nationaux et internationaux, tels que la vulnérabilité face à la disparition (espèce menacée ou non), la proximité génétique avec une espèce cultivée et l’importance économique de cette parente.»
Les auteurs ont ainsi établi une liste de 285 espèces CWR prioritaires en Suisse. Parmi celles-ci, deux profils différents de plantes: les espèces peu menacées mais très proches génétiquement d’une plante cultivée, comme la chicorée sauvage (Cichorium intybus), ou des espèces plus éloignées mais menacées de disparition. C’est le cas de certains aulx comme l’ail odorant (Allium suaveolens) lié à l’agriculture extensive, et de la vigne sauvage (Vitis sylvestris), qui a fortement décliné ces cent dernières années et dont il ne reste que quelques populations dans le Chablais.
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La modélisation de la distribution de ces CWR importantes a permis aux auteurs de montrer qu’un tiers de celles-ci étaient associées aux surfaces agricoles et près de 15% d’entre elles aux zones de pâture estivales. «En Suisse, l’agriculture a donc un rôle à jouer dans la conservation de cette biodiversité qui lui est fort utile», commente Blaise Petitpierre.
La conservation doit aussi se faire sur le terrain
«Nous tirons le fil de cette analyse pour aller vers des solutions de conservation in situ, c’est-à-dire directement sur le terrain, ajoute de son côté Sylvain Aubry. Nous essayons de mobiliser les professionnels du milieu agricole. Depuis deux ans, il existe des subventions – 450 francs par hectare – pour le maintien d’une surface fourragère de bonne qualité. Après évaluation floristique des parcelles, l’exploitant ou l’exploitante peut s’inscrire au niveau du canton et s’engager pendant huit ans à ne pas changer sa manière de travailler. Aujourd’hui, on en est à 1200 surfaces subventionnées, nous souhaiterions en avoir le double. Malheureusement, certains cantons, notamment en Suisse romande, sont encore trop peu impliqués dans le programme. C’est dommage parce que la distribution des CWR est particulièrement dense à l’ouest du pays.»
Pour l’instant en Suisse, il n’y a pas de projet d’utilisation des graines de CWR, ni de sélection par croisement. «En général, nous avons peu de connaissances sur la génétique, la biologie et les niches écologiques des espèces CWR importantes surtout si elles sont rares et menacées, constate Andreas Ensslin. Les graines conservées aujourd’hui aux CJBG sont mises à la disposition de l’Agroscope ou des universités pour des recherches.»
Les initiatives suisses s’inscrivent dans un effort plus global de conservation des espèces CWR qui connaissent partout un regain d’intérêt. Au niveau mondial, un travail d’inventaire des CWR prioritaires similaire à celui d’InfoFlora a été mené par le Global Crop Diversity Trust de Bonn en Allemagne avec une série de partenaires, et publié en 2016 dans la revue Nature Plants. Les auteurs ont modélisé la distribution de 1076 espèces, possédant des liens de parenté avec 81 variétés cultivées. Leur analyse a démontré que la diversité génétique de ces espèces était pauvrement représentée dans les banques de semences. Pour 30% du total, soit 313 espèces liées à 63 variétés cultivées, il n’existe pas de conservation ex situ des graines. Et pour près d’un quart, le nombre de graines conservées est insuffisant. Les plus grands manquements concernent les espèces de la région méditerranéenne et du Proche-Orient, d’Europe de l’Ouest, du Sud-Est asiatique et d’Amérique du Sud. «Nous concluons qu’un effort systématique est nécessaire pour améliorer la conservation et la disponibilité des CWR pour leur utilisation dans la sélection des plantes», écrivaient à l’époque les auteurs.
Un vaste effort international entamé dès 1920 en Russie
«L’importance des gènes des espèces CWR est connue depuis longtemps, commente Chris Cockel, directeur des projets nationaux de conservation à la Millennium Seed Bank des Jardins botaniques royaux de Kew en Angleterre. Nikolaï Vavilov, botaniste russe, est le pionnier de cette démarche de conservation, lui qui a anticipé la chute de la biodiversité végétale et collecté dans les années 1920 les graines de variétés et d’espèces CWR dans leurs régions d’origine. Mais il n’y avait pas eu jusqu’à récemment d’effort collectif de conservation.» La Millennium Seed Bank située dans le Sussex a été impliquée entre 2011 et 2021 dans un projet international de conservation systématique des graines pour plus de 300 espèces CWR, parentes de 29 variétés cultivées et collectées dans 24 pays. Les 50 millions de dollars nécessaires à cet effort ont été financés par le gouvernement norvégien, qui a mis la sécurité alimentaire dans ses priorités. Ce dernier soutient déjà la réserve mondiale de semences du Svalbard, bunker où sont conservés près d’un million d’échantillons de graines des principales variétés alimentaires.
«Les deux tiers des graines du projet sont conservées à la Millennium Seed Bank, précise Chris Cockel, le reste a été réparti entre les 11 banques de semences professionnelles de partenaires étrangers, tous étant des organisations sans but lucratif. Chacune a reçu une centaine de semences par espèce, dans le but de les multiplier et de les conserver à leur tour.» Par exemple, les espèces parentes des pommes, des carottes et des pois sont aux Etats-Unis, les CWR des bananes sont en Belgique et celles des aubergines à Taïwan. «Certaines de ces graines sont déjà utilisées petit à petit, incorporées dans les différents programmes de recherches des institutions, ajoute le botaniste britannique. Le plus souvent, il s’agit d’études de la résistance à la sécheresse pour rendre la plante plus résiliente. C’est aux organisations de voir si elles ont les financements. Cela peut prendre entre dix et quinze ans pour développer une nouvelle variété, d’où l’importance de commencer le plus vite possible le travail de conservation de la diversité génétique.»
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