Premier steak de viande «in vitro» dégusté
Biotechnologies
Le premier hamburger de viande générée en laboratoire a été mangé lundi à Londres. La démonstration de faisabilité est faite. Il reste à élargir la technique vers une production de masse
Dans la poêle, devant 200 journalistes triés sur le volet, dont Le Temps, le premier hamburger fait de viande générée en laboratoire, à partir de cellules souches bovines, rôtit. La chercheuse en sciences culinaires autrichienne Hanni Rützler le goûte: «Il a la texture d’un cake, ne s’effrite pas; je l’imaginais plus mou. Le goût? Terne. Il manquait de sel et de poivre. Et il n’y avait pas le jus que la graisse génère habituellement», simplement parce que, dans ce steak-là, il n’y avait pas de cellule adipeuse. «Au final, je me suis dit que c’était bien de la viande, pas un substitut végétal.»
La scène se déroule sur un plateau de télévision d’un studio de l’ouest de Londres. Le lieu avait été tenu secret pour éviter toute manifestation anti-biotechnologies. On croit assister, entre casseroles scintillantes et présentatrice bien habillée, à la production d’un de ces shows culinaires diffusés en matinée. «Un peu d’huile de tournesol, du beurre, quatre minutes de cuisson…»: le chef Richard McGeown a quitté son restaurant des Cornouailles pour dispenser ses conseils sur la meilleure façon d’apprêter cet amas de viande hachée inédit, produit de cinq ans de recherches menées par Mark Post, professeur en physiologie à l’Université néerlandaise de Maastricht.
Ce scientifique mène l’un des 30 groupes qui souhaitent fabriquer de la «viande in vitro» (lire LT du 31.08.2013). Le principe: extraire des cellules souches de muscles d’un bœuf. Ces cellules ayant la propriété de se dédoubler lorsqu’elles se trouvent dans un milieu nutritif approprié, les chercheurs les y placent, dans des boîtes de Petri, en laboratoire, de manière à former, après quelques semaines, un filament de viande. Il en a fallu quelque 25 000, générés en trois mois, pour enfin reconstituer ce hamburger in vitro, composé de 60 milliards de cellules.
Celles-ci ne contenant pas de sang, les chercheurs ont triché pour donner à l’ensemble un aspect visuellement et gustativement ragoûtant: ils ont ajouté du jus de betterave rouge et du safran pour la couleur, ainsi que de la chapelure pour la texture. Résultat: un disque de viande brunâtre ressemblant fort à ceux cuits au McDonald’s du coin.
Après les deux volontaires invités à y goûter, Hanni Rützler ainsi que l’écrivain américain Josh Schonwald, auteur du livre The Taste of Tomorrow, Mark Post a lui-même avalé deux morses du fruit de ses recherches. «C’est un bon début», a-t-il dit, reconnaissant qu’il restait nombre d’améliorations à apporter.
Ce prototype carné était en effet constitué de cellules de muscles uniquement. Or la vraie viande, c’est aussi des cartilages et de la graisse. «Nous travaillons à incorporer des cellules adipeuses, mais différencier les cellules qui en sont à l’origine est ardu.» Autre difficulté: pour se dédoubler, toutes ces cellules ont besoin d’un bain de nutriments. Actuellement, du sérum fœtal de veau est utilisé. Une solution difficilement applicable à grande échelle. Pour éviter d’y recourir, Mark Post a testé dix autres types de substrats inocuitaires: «Un seul a fonctionné!» D’aucuns évoquent l’utilisation d’algues, qui pourraient fournir les nutriments nécessaires. Mais les scientifiques peinent aussi à cultiver des algues en quantité sur de vastes surfaces…
De plus, pour éviter toute infection, des antibiotiques sont ajoutés selon l’actuelle méthode. «Une manière de contourner cette nécessité, et de rendre cette viande très sûre, dit Mark Post, serait de robotiser le processus de fabrication et de ne plus faire intervenir l’humain», souvent la cause de contaminations.
Quant aux propriétés nutritionnelles de ce steak in vitro, le physiologiste indique ne pas les avoir encore étudiées. Certains spécialistes proposent pourtant déjà de rendre la viande plus saine que n’est la vraie, en ajoutant par exemple ces bienfaiteurs acides gras oméga-3.
Enfin, ultime écueil: faire «pousser» cette viande en trois dimensions (3D); aujourd’hui, ne sont produits que des lambeaux minces de moins d’un demi-millimètre. «Pour viser une croissance en 3D, qui augmenterait la similarité avec la vraie viande, il faudra vasculariser l’échantillon.» Autrement dit, inclure dans le processus de fabrication un système de vaisseaux pour acheminer les nutriments dans l’épais morceau reconstitué. «Nous y travaillons», se borne à dire Mark Post. Et de résumer: «Ce qu’on a tenté lundi est une importante preuve de concept. Cela va montrer que la viande in vitro détient la réponse aux problèmes majeurs auxquels fait face le monde.»
Le premier serait, selon lui, la demande en viande qui augmentera sur une planète de plus en plus peuplée. Toutefois, selon le dernier rapport de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la plus grosse partie de la croissance prédite, en Chine et au Brésil surtout, semble avoir déjà eu lieu.
Le recours à la viande in vitro permettrait aussi de réduire l’utilisation des terres arables (aujourd’hui 70% du total) au profit de l’élevage, qui nécessite beaucoup d’énergie et d’eau – il faut 15 000 litres pour 1 kg de viande de bœuf. Cela en évitant parallèlement de polluer l’atmosphère avec des gaz à effet de serre, qu’émettent en quantité les bovins (en éructant et en flatulant). «La viande in vitro n’est pas la solution miracle, commente Josh Schonwald, mais elle peut participer à améliorer la situation.» «L’élevage par les paysans ne va pas disparaître, ajoute Mark Post, mais pensez qu’avec quelques cellules, on peut produire 10 tonnes de viande!» Selon Tara Garnett, cheffe du Food Policy Research Network de l’Université d’Oxford, il faut que les décideurs examinent désormais toutes les solutions technologiques permettant d’aider à nourrir la planète.
Le prochain et immense défi auquel sera confronté Mark Post est de transposer cette réussite scientifique à une production de masse. Sans dévoiler comment, le scientifique est «très confiant de pouvoir le faire». Cela en faisant drastiquement baisser les coûts, comme l’imposerait ce mode de production – le steak in vitro dégusté lundi a coûté 300 000 francs? «Oui, nous allons aussi travailler dans ce sens», a-t-il éludé.
Pour l’heure, l’industrie agroalimentaire ne s’est pas montrée friande à soutenir ce projet: «Ces grandes sociétés sont très conservatrices, et veulent souvent des profits immédiats. Là il s’agit d’une initiative à dix ou vingt ans», justifie le chercheur, qui a révélé lundi l’identité du mécène ayant jusque-là financé ses travaux: Sergey Brin, le cofondateur de Google. «Il y a trois scénarios possibles, a expliqué ce dernier dans une vidéo diffusée durant l’événement. La première est de tous devenir végétariens: ce n’est pas réaliste. La seconde est de ne rien changer et de continuer à endommager l’environnement. Et la dernière est de tenter quelque chose de nouveau.»
Une à deux décennies: c’est aussi le temps que le physiologiste estime nécessaire pour tenter de convaincre le grand public de surpasser son dégoût envers cette viande in vitro. «Si vers 2035 les gens entrent dans un supermarché et y découvrent deux produits de viande hachée, de même goût et de même apparence, mais qu’il y a sur l’un d’eux, qui serait par ailleurs plus cher, une étiquette mentionnant que l’animal a été élevé et nourri dans des conditions discutables, et que cette production serait dommageable sur le plan environnemental, peut-être choisiront-ils la viande produite en laboratoire.»
Certains spécialistes proposent déjà de rendre cette chair plus saine que la vraie