«Les Prix Ig Nobel font d’abord rire, puis réfléchir»
Vulgarisation
Les Ig Nobel priment des travaux de recherche originaux et décalés. Marc Abrahams, leur créateur iconoclaste, présentera ce soir le premier Ig Nobel show suisse, à Genève

Des recommandations médicales pour ne pas faire exploser un patient lors d’une coloscopie. L’invention d’un soutien-gorge qui, en cas d’urgence, se transforme en une paire de masques à gaz. La description éthologique d’un canard qui a des pratiques nécrophiles. Autant de sujets qui ont été récompensés ces dernières années par un Prix Ig Nobel. Créées en 1991, ces récompenses scientifiques décalées sont le fruit de l’imagination de Marc Abrahams, mathématicien diplômé de l’Université Harvard et éditeur de la revue Annals of Improbable Research . Il en a présenté le concept vendredi dernier au cours d’une conférence TEDx organisée par le CERN et sera ce mardi à Genève maître de cérémonie du premier «Ig Nobel show». Cette soirée, organisée par l’Université, mettra à l’honneur quatre récipiendaires de ce prix caustique, dont les deux Suisses Stephan Bolliger et Steffen Ross.
Le Temps: Comment décririez-vous les Prix Ig Nobel à quelqu’un qui n’en a jamais entendu parler?
Marc Abrahams: Les premières années après la création des Ig Nobel, j’ai réalisé qu’il était difficile d’en donner une définition exacte. Pour moi le concept semblait simple, mais pas pour mes interlocuteurs. C’est lors d’une interview que j’ai retenu une bonne manière de résumer ce que sont les Ig Nobel: des travaux qui traitent de la science qui fait rire d’abord et réfléchir ensuite [«ignobel», tout en faisant référence aux vrais Prix Nobel, veut dire «ignoble» en anglais, ndlr]
– Quels sont les critères de sélection des lauréats?
– Les recherches récompensées ont toutes un réel intérêt scientifique, et beaucoup ont été publiées. Mais il faut en premier lieu que leur énoncé fasse rire! Nous ne recherchons cependant pas des sujets qui ne soient que drôles. Nous voulons qu’après le rire, le sujet génère de la réflexion. Le but est que les gens comprennent facilement de quoi il retourne, y réfléchissent, s’approprient cette histoire, et aient envie d’en parler avec leurs amis.
– Le rire est-il dès lors un vecteur pour faciliter l’accès des sciences au grand public?
– Je n’ai pas créé les Ig Nobel dans ce but précisément. Mais l’histoire a montré que les savants les plus connus et les plus appréciés par le public sont souvent ceux qui étaient amusants, ou pour lesquels il existe des anecdotes drôles; Einstein [qui tire la langue sur une image de lui restée célèbre, ndlr] en est un très bon exemple. De manière générale, j’essaie toujours de regarder les choses sous un angle différent pour voir ce qui n’est pas visible au premier coup d’œil. De même, les Ig Nobel sont un moyen de montrer cette facette cachée de la science au grand public. J’aimerais que les gens réalisent qu’ils doivent toujours se faire leur propre opinion sur les choses, y compris en sciences: un résultat a priori farfelu peut se révéler très intéressant, si on prend le temps d’y réfléchir.
– Certains voient dans les Ig Nobel un équivalent scientifique des Razzie Awards, ces prix décernés en marge des Oscars américains aux pires réalisateurs, films, acteurs, etc. Les Ig Nobel sont-ils une parodie des Nobel?
– Absolument pas. Il est vrai qu’habituellement les prix récompensent soit les meilleurs, soit les pires représentants d’une discipline. Les Ig Nobel sont totalement différents. Nous ne jugeons pas ce qui est bon ou mauvais, important ou pas, pour la simple raison qu’en sciences personne ne peut savoir ce qui sera vraiment important un jour ou l’autre. Par définition, toutes les recherches sont improbables! Si vous faites de la recherche en sachant ce que vous allez trouver, ce n’est pas de la recherche, c’est du marketing! Les grandes découvertes scientifiques peuvent être vues comme un grand puzzle. Chaque pièce, prise à part, peut paraître bizarre, sans importance et risible, mais si elle manque, le puzzle n’est jamais fini. Les Ig Nobel récompensent ces pièces marginales sans juger de la valeur à venir du puzzle final.
– Les chercheurs qui obtiennent un Ig Nobel en sont-ils fiers?
– Il faut être honnête: les réactions sont très variables. Si les personnes connaissent déjà le principe des Ig Nobel, elles sont plutôt très heureuses. Nous procédons comme pour la remise des Prix Nobel: les candidats apprennent donc en direct, lors de la cérémonie, qu’ils sont lauréats. Mais les candidats retenus sur la liste finale sont prévenus à l’avance et nous leur laissons la possibilité de refuser. Il est extrêmement rare que quelqu’un le fasse! La plupart des candidats présélectionnés se déplacent même pour être présents à Harvard, lors de la cérémonie.
– Vous y conviez d’ailleurs chaque année des lauréats du Prix Nobel. Est-ce facile de les convaincre?
– Les Prix Nobel qui viennent le font parce qu’ils aiment cette cérémonie. Et certains sont même revenus plusieurs fois. Ils apprécient l’ambiance conviviale de l’événement, loin des autres remises de prix. C’est pour eux comme une petite parenthèse durant laquelle ils se sentent à nouveau scientifiques parmi les scientifiques. Et plus des sortes de statues déifiées!
– Les Ig Nobel existent depuis 23 ans, et sont de plus en plus connus du public. Certains scientifiques écrivent-ils désormais leurs projets de recherche en espérant décrocher un Ig Nobel?
– Oui, nous savons que certains le font. Le comité de sélection reçoit d’ailleurs chaque année jusqu’à 20% de candidatures spontanées. Mais je le dis souvent: si vous essayez d’avoir un Ig Nobel, vos chances de réussite sont infimes.
– Gagner un Ig Nobel est-il un gage de notoriété pour un scientifique?
– Dans notre monde actuel, nous sommes tous submergés par l’information, et cela vaut en sciences aussi. Donc oui, recevoir un Ig Nobel, c’est évidemment l’occasion, pour un chercheur, d’attirer brièvement l’attention sur soi. Mais nous n’avons pas d’évaluation de l’impact des Ig Nobel sur la carrière des lauréats. Certains rêvent peut-être d’avoir le même destin qu’Andre Geim. Ce dernier a d’abord reçu un Ig Nobel de physique en 2000 pour un travail sur la lévitation des grenouilles (sic!). Dix ans plus tard, il a remporté le vrai Nobel de physique pour la découverte du graphène. Mais son cas est resté unique jusqu’à présent!
– La Suisse semble être un bon vivier pour les Ig Nobel. C omment l’expliquez-vous?
– Effectivement, la Suisse a déjà cinq lauréats. Pour un pays aussi petit, c’est beaucoup! Il faut croire que les scientifiques suisses sont naturellement doués pour faire de la recherche improbable!
«Ig Nobel show», ce mardi à 18h30, Uni Dufour, Genève. Entrée libre (spectacle en anglais).