«Publish or perish.» Publier ou périr. Le slogan sonne comme un glas dans la communauté scientifique, où les revues prestigieuses comme la britannique Nature ou l’américaine Science font souvent la pluie et le beau temps. Le rédacteur en chef de cette dernière, Bruce Alberts, était le 12 septembre à Genève, à l’invitation du Pôle de recherche national «Biologie chimique». Plongée dans les arcanes des publications scientifiques.
Le Temps: Comment jaugez-vous votre rôle dans la vie du monde académique?
Bruce Alberts : Nous avons une immense responsabilité. Il y a une lutte farouche entre chercheurs pour faire paraître leurs résultats dans des revues comme Science. Celles-ci sont alors à la base de ce qui fait ou défait une carrière académique. Beaucoup d’institutions choisissent leurs professeurs en fonction du nombre d’articles qu’ils y ont publiés. Je regrette que les commissions de nomination procèdent trop souvent ainsi, et ne lisent parfois même pas ces articles. Ce n’est pas rendre service à la science. Dans la course à une chaire, un candidat devrait être invité à ne soumettre qu’un nombre restreint de ses meilleurs articles, en expliquant pourquoi ils sont importants.
– Comment procédez-vous pour choisir quelles recherches publier?
– Nous publions 5% des articles qui nous sont soumis. La plupart des magazines très spécialisés font paraître des recherches satisfaisant à un critère de base: elles font avancer leur domaine d’une manière qui semble correcte et utile. A Science, comme à Nature, nous avons une condition en plus: la portée des articles doit être plus large et vraiment exceptionnelle pour intéresser au-delà d’un cercle de spécialistes pointus. Car, parmi nos plus de 100 000 abonnés, il y a des hommes de loi ou d’affaires.
Nous essayons de couvrir toutes les sciences, de l’astrophysique aux origines de l’homme. Mais c’est vrai qu’il y a une légère tendance à publier des sujets pour lesquels il n’est pas nécessaire d’avoir moult prérequis techniques. Un papier en paléoanthropologie a donc plus de chances qu’un autre en physique théorique. Mais nous acceptons aussi des travaux sur les nouveaux matériaux, tel le graphène, qui permettent de développer les outils électroniques du futur.
– Comment fonctionne ce processus parfois obscur qu’est le «peer review» (évaluation par les pairs)?
– Pour chaque article soumis, les éditeurs internes de Science sollicitent deux experts externes, dans un pool de 150. Ceux-ci, d’une part, doivent indiquer rapidement si les résultats sont dignes d’être publiés dans Science. D’autre part, ils proposent trois évaluateurs qui, eux, étudieront en détail l’article. Ces derniers doivent être dans le même domaine de recherche, pour bien comprendre les techniques utilisées et les problèmes potentiels, mais ne pas être des compétiteurs directs des auteurs de l’article.
– Comment garantir que ces relecteurs travaillent vraiment sans un intérêt personnel caché, lorsqu’ils refusent par exemple un article?
– Le peer review n’est pas parfait. Les relecteurs doivent tout de même certifier qu’ils n’ont aucun conflit d’intérêts. Mais, lorsque l’un d’entre eux demande des expériences complémentaires exagérées comme condition à la publication d’un article, nos éditeurs peuvent reprendre la main [et le publier en l’état]. La science ne s’achève jamais… Il est aussi crucial de publier des résultats intermédiaires.
– D’aucuns disent que cette question pourrait être réglée en publiant les noms des évaluateurs?
– J’y vois un problème. J’ai été évaluateur. C’est un service à la science, qui prend du temps, parfois des jours. Et qui est bénévole. Mon avis – que beaucoup partagent – est que je ferais moins volontiers ce travail de relecture approfondie si mon nom était divulgué. Car je sais qu’alors je devrais perdre beaucoup de temps à me défendre de chaque critique avancée. Or les relecteurs restent des chercheurs actifs, et le temps est la ressource qui leur est le plus comptée…
– Y a-t-il trop d’articles soumis?
– Certaines communautés de scientifiques, comme en Suisse, savent avec quels résultats elles ont une chance d’être publiées dans Science. Mais d’autres, en Chine par exemple, soumettent depuis quelques années un flot énorme d’articles. Leur taux de publications acceptées est dès lors plus bas… Le vrai problème est que les chercheurs saucissonnent leurs résultats, en espérant ainsi publier davantage d’articles. Toujours dans l’optique d’avoir une plus longue liste de publications.
– Chaque édition hebdomadaire de «Science» a en gros le même nombre de pages. Vu le nombre croissant de scientifiques dans le monde, ceux-ci ont chacun moins de chances de publier chez vous. Exploiter le support sans limite qu’est Internet serait-il une solution?
– Nous en avons discuté. Comme d’autres revues, nous mettons déjà sur Internet les descriptifs techniques de certaines recherches, ce qui réduit les articles publiés sur papier. Mais je ne suis pas un grand fan de l’idée d’augmenter notre taux d’acceptation, même si le monde scientifique explose. Car qui aura le temps de tout lire?
– Il n’empêche, les modalités du «peer review» sont critiquées. Notamment pour leur lenteur…
– Dans certains domaines (sciences humaines ou économiques), le délai de publication est parfois d’une année! A Science, nous demandons à nos relecteurs de faire leur révision en deux semaines. Ce n’est certes pas toujours respecté. Une idée voudrait que l’on rémunère ces évaluateurs s’ils font leur travail dans le délai imparti. Reste que ces gens-là sont très occupés.
– D’aucuns affirment que certains articles, vu leur importance potentielle, suivent une «voie rapide» de relecture. Confirmez-vous?
– Nos éditeurs internes participent souvent à des congrès où sont présentés des résultats préliminaires encourageants. Leur auteur discute avec eux pour obtenir une publication plus rapide dans Science que dans une revue compétitrice. Chaque revue va tenter de satisfaire à cette demande, tant il est intéressant de publier une percée. Pour autant que c’en soit une. Car le processus de relecture, même accéléré, est respecté…
– En 2005, le chercheur sud-coréen Hwang Woo-suk, qui prétendait révolutionner le clonage avec sa découverte, aurait bénéficié d’un tel traitement avant de voir son article être publié dans «Science». Or ses données avaient été inventées…
– Il est très difficile de détecter la fraude intelligente: comment peut-on savoir que des données ont été purement fabriquées? Même des collègues proches des auteurs de ces fraudes ne sont souvent pas au courant. Quand cela arrive, c’est très gênant…
– Qu’avez-vous appris de ce cas?
– Il est crucial d’imposer des pénalités sévères si cela se produit. Le problème est qu’il faut mener des enquêtes sur ces cas de fraude. Ce que certaines universités ou institutions de financement de la recherche rechignent encore à faire, de peur d’avoir mauvaise presse. On a besoin d’un meilleur système international. Il faudrait donc, comme aux Etats-Unis, mettre en place des organes supérieurs qui vérifient que de telles investigations sont bien effectuées. Ce n’est pas le cas dans de nombreux pays, européens y compris.
– N’avez-vous mis en place aucun moyen pour détecter les données créées de toutes pièces ou copiées?
– Oui, depuis 2005, concernant les images, nous avons un collaborateur qui passe son temps à vérifier que celles-ci n’ont pas été simplement dupliquées. Les graphiques sont passés à la loupe par des logiciels informatiques, dans le même but. Mais on ne peut rien contre des données inventées.
– Comment prévenir la fraude?
– Chaque université doit informer les étudiants concernant les règles d’éthique. Il faut créer des postes d’ombudsmans, qui puissent enregistrer anonymement les dénonciations d’un chercheur au sujet d’un collègue. Ces règles concernent aussi d’autres aspects de méconduite, comme, pour un chercheur, d’imposer son nom sur un article de manière indue.
– Que pensez-vous de ces nouveaux vecteurs de publication, dits «open access», dont le principe est de faire payer (très cher) non plus le lecteur, mais le chercheur qui veut publier ses résultats, avec l’idée de rendre la science accessible à tous?
– C’est une bonne idée. La difficulté est de rendre ce modèle économiquement viable…
– Et comment jugez-vous le développement de ces sites comme «arXiv.org» où les chercheurs peuvent soumettre leurs résultats à discussion, avant qu’ils subissent un processus de «peer review»?
– C’est applicable dans certains domaines, comme la physique. Mais en biologie, par exemple, c’est plus difficile. Car il y aurait beaucoup d’annonces exagérées, par des personnes désireuses de gagner de l’argent ou plus de visibilité, sur de nouveaux traitements médicaux, des molécules prometteuses. Dans les publications, il faut être clair et honnête, par respect pour le public. Pour cela, il faut une pré-évaluation des informations.
– Vous parlez d’exagération. Les revues sont parfois accusées de survendre aux journalistes les résultats qu’elles publient, cela afin qu’on parle d’elles…
– Nos équipes de communication n’interviennent aucunement dans le choix des articles publiés. En revanche, elles savent en valoriser les contenus, sans exagérer. Certes, il se peut qu’on fasse des erreurs. Même si les communiqués de presse sont en principe relus par les éditeurs, qui vérifient que le message ne va pas au-delà de la découverte. Les choses se compliquent parfois quand une institution, qui a soutenu les recherches, parasite cette communication.
– Le dernier cas est celui de cet article sur des bactéries qui vivraient en utilisant de l’arsenic, publié dans «Science» à fin 2009…
– L’Agence spatiale américaine (NASA) a en effet annoncé des résultats qui allaient «avoir un impact sur la recherche sur la vie extraterrestre!» Ce genre de cas est très difficile à gérer, on peut perdre tout contrôle. Mais personne, dans l’article même, n’a tenu les affirmations relayées par la NASA.
– Comment jugez-vous le travail des journalistes sur la science?
– Aux Etats-Unis, les journalistes cherchent à opposer deux visions des choses sur un sujet, quand bien même 95% des scientifiques du domaine sont fortement convaincus par l’une des positions. Le problème, c’est que le public croit que les avis sont partagés à 50-50 dans la communauté scientifique. Par ailleurs, il est important que les journalistes ne parlent pas uniquement des découvertes, mais fassent aussi comprendre comment la science fonctionne, expliquent pourquoi il y a parfois des débats, et quel est leur sens, au-delà de la simple opposition d’idées.
– Pourquoi est-ce déterminant?
– Il faut développer une nouvelle interface entre le public et le monde scientifique. Aux Etats-Unis, mais ailleurs aussi j’imagine, un aspect est critique: la manière dont sont enseignées les sciences, des premières classes jusqu’au collège. Plutôt que de demander aux élèves d’apprendre des faits et chiffres, les enseignants devraient les sensibiliser à la manière dont se déroule la démarche scientifique, l’acte de recherche. Mais ils n’ont eux-mêmes pas été formés à cela. Sans cela, les élèves quittent l’école en ayant une piètre vision des sciences. Changer cela permettrait à la population de prendre de meilleures décisions concernant les avancées scientifiques. Nous avons besoin d’une redéfinition de l’éducation aux sciences.