Deux mois. A partir du 11 mai, c’est peu ou prou le temps qu’il pourrait nous rester avant d’assister à un rebond spectaculaire de l’épidémie de Covid-19. Telle est du moins l’estimation formulée par le mathématicien lausannois David-Olivier Jaquet-Chiffelle et l’infectiologue biennois Daniel Genné, qui ont élaboré un modèle épidémiologique pour les mois à venir. Leurs résultats ne sont pas franchement optimistes.

Quel que soit le niveau de prudence des scénarios envisagés, leur simulation aboutit à un nouveau pic de cas de Covid-19 bien supérieur à celui que la Suisse vient de traverser, et à un nombre d’hospitalisations bien au-delà des capacités d’accueil en cas de relâchement généralisé. Des prévisions explosives qui vont dans le même sens que celles d’un autre modèle d’une équipe de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et de l’Université Johns-Hopkins à Baltimore, récemment publié.

Quel que soit le scénario envisagé, ces prévisions ne sont toutefois pas une fatalité: il reste une marge de manœuvre pour éviter le naufrage du système hospitalier, mais cela pourrait nous mener jusqu’à début 2021, si ce n’est plus tard.

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Le modèle prédictif des deux scientifiques est nourri par des paramètres divers sur ce que l’on sait ou suppose de la maladie: le niveau de contagiosité, la durée moyenne d’hospitalisation, etc. «L’originalité de notre modèle est qu’il se nourrit de données issues d’observations cliniques réelles en Suisse», affirme David-Olivier Jaquet-Chiffelle, professeur à l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne.

85% de transmission asymptomatique

C’est sa collaboration avec Daniel Genné, chef du service médecine au Centre hospitalier de Bienne, qui lui a permis d’obtenir ces informations concrètes, ce qui d’après lui limite le recours massif à des statistiques et à des moyennes impliquant de larges marges d’erreur. Exemple: les deux scientifiques ont estimé à 85% le taux de transmission virale par des personnes pas ou peu symptomatiques. Un chiffre déduit à partir des examens cliniques hospitaliers durant lesquels «nous nous sommes rendu compte que 85% des patients n’avaient aucune idée de quand ou comment ils avaient pu être infectés, ce qui suggère une large proportion de transmission de ce type», raconte Daniel Genné.

Dans les grandes lignes, le principe à retenir est le suivant: le modèle construit la courbe des cas de Covid-19 dans le temps en fonction d’un coefficient «d’atténuation de la maladie» reflétant la sévérité des mesures sanitaires et leur adhésion dans la population. C’est ce coefficient que font varier les chercheurs pour établir à chaque fois un scénario d’évolution de la maladie: plus les mesures sont strictes et plus elles sont suivies, plus la maladie régresse.

L’éventualité d’une deuxième vague épidémique est une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes

Daniel Genné, infectiologue

Avant de poursuivre, un avertissement important: les pics de Covid-19 sur les graphiques qui vont suivre, bien qu’alarmants, n’ont vraisemblablement aucune chance de se produire, car si la situation venait à se détériorer, les autorités réagiraient pour aplatir la courbe comme elles l’ont fait en mars. Ces modèles ne font que renseigner sur l’évolution probable des nouveaux cas en fonction de diverses hypothèses détaillées ci-dessous.

Scénario #1: relaxe totale

Le premier scénario – tout à fait improbable – suppose un arrêt total des mesures sanitaires à la fin du mois de juillet. Dans ce cas, le modèle prédit sans grande surprise une terrible deuxième vague de contaminations en plein mois d’août.

Scénario #2: confinement total de longue durée

Le deuxième scénario – toujours irréaliste – se veut l’opposé du premier: il suppose au contraire un maintien de mesures fortes de type confinement général jusqu’au 31 janvier 2021. La courbe des nouveaux cas de Covid-19 prendrait alors un sérieux coup de marteau et resterait aplanie en deçà des capacités hospitalières. Mais ce sacrifice important qui rendrait l’économie exsangue ne saurait empêcher une deuxième vague, certes moindre, à peine le confinement terminé.

Scénario #3: assouplissement des mesures à différentes vitesses

Plus proche de la réalité, le troisième scénario présume des mesures sanitaires graduellement assouplies à partir du 26 avril (date à laquelle a commencé le déconfinement avec la réouverture des salons de coiffure, des cabinets dentaires et d’autres services). Il est divisé en trois sous-scénarios selon la vitesse et l’ampleur du relâchement des mesures restrictives: le scénario 3.1 imagine un assouplissement très progressif, le scénario 3.2 déconfine un peu plus vite, et enfin le scénario 3.3 est celui où les mesures sanitaires sont assouplies et relâchées le plus rapidement. Dans les trois cas, une deuxième vague surviendrait, plus ou moins importante, et plus ou moins tôt durant l’été, de début août à fin septembre. A chaque fois, le système hospitalier serait submergé.

Où serions-nous, dans tout cela? Difficile à dire, mais deux facteurs feraient plutôt pencher la Suisse vers les scénarios 3.2, voire 3.3. D’abord les mesures annoncées mercredi, plus permissives et autorisant un déconfinement plus massif que prévu. Et aussi une dangereuse période d’un mois, entre le 11 mai et la mi-juin, durant laquelle il ne se passera rien sur le plan épidémique, le temps que le coronavirus recommence à circuler. Quatre semaines de beaux jours, avec des infections au plus bas: la tentation de relâcher la vigilance sera grande. Tous les ingrédients seraient réunis pour reprendre exactement «la vie d’avant», alors que le danger reste tout aussi présent, s’inquiètent les deux auteurs pour qui «l’éventualité d’une deuxième vague épidémique est une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes».

«Un grave problème cet été»

Evidemment, comme tous les modèles épidémiologiques, il ne s’agit là que d’estimations. De nombreuses variables peuvent changer la donne, telles que la saisonnalité du coronavirus (qui décalerait de plusieurs mois ces prévisions) ou la mise au point d’un traitement ou d’un vaccin. De même, l’efficacité ou l’inefficacité à détecter et à isoler les nouveaux cas de Covid-19, pilier central de la deuxième phase qui s’annonce, influera fortement sur le devenir de l’épidémie.

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David-Olivier Jaquet-Chiffelle et Daniel Genné ont initialement discuté de leurs résultats avec le Centre hospitalier de Bienne. Avec des conséquences concrètes: «Nous nous sommes rendu compte que décaler nos vacances de printemps à cet été n’est pas la meilleure idée, étant donné que c’est là que le risque de deuxième vague sera le plus important et que nous aurons besoin d’avoir tout notre personnel reposé à disposition», détaille Daniel Genné.

L’annonce, mercredi, de la réouverture des restaurants et des autres mesures les a décidés à élargir leur audience et à sensibiliser le public sur les risques encourus. «Nous ne voulons pas faire peur à la population, insistent-ils. Mais notre modèle montre que si nous rouvrons tous les compartiments de la société trop rapidement et que la population se relâche, alors nous aurons potentiellement un grave problème cet été.»

Scénario #4: plusieurs petits coups de marteau jusqu’en 2021

Alors que faire? Dans un quatrième scénario, les deux chercheurs ont présupposé un éventail de mesures restrictives moins drastiques, n’allant pas jusqu’au confinement généralisé. Des règles locales, pourquoi pas cantonales, et limitées dans le temps, des mises en quarantaine efficaces lorsque de nouveaux cas se seront déclarés, etc. ainsi qu’une adhésion forte de la population.

Dans ce cas, la courbe reste aplanie dans le temps, sans faire exploser les hôpitaux. Un ensemble de mesures qui constitueront une suite de réactions à l’épidémie, les pas de la «danse avec le coronavirus», selon le concept de l’analyste Thomas Pueyo. Ou plutôt un marathon: le modèle estime que la situation tirerait alors jusqu’en février 2021. La majeure partie de la population aurait alors été exposée au virus et l’épidémie prendrait fin. La vie d’avant n’est décidément pas pour demain.