Qui fait quoi dans la flore intestinale?
Médecine
Les bactéries qui peuplent nos intestins auraient des actions diverses sur bien des aspects de notre santé. Une équipe américaine propose une nouvelle approche, afin de faciliter la compréhension des fonctions des différentes espèces présentes dans le microbiote intestinal
Qui fait quoi dans la flore intestinale?
Santé Les actions des bactéries du microbiote restent encore mal connues
Une nouvelle méthode aide à mieux comprendre la fonction de chacune
Elles sont des milliards, lovées dans le corps de chaque adulte, et pèsent ensemble pas loin de deux kilogrammes. Elles, ce sont les bactéries qui constituent la flore intestinale, aujourd’hui appelée microbiote intestinal. Longtemps confinés au statut d’auxiliaires de digestion, ces microbes se sont révélés, il y a une quinzaine d’années, bien plus importants qu’il n’y paraissait. Et l’intérêt que leur portent les scientifiques ne se dément pas depuis. De l’obésité à la résistance envers certains médicaments, le microbiote intestinal joue un rôle dans moult fonctions de l’organisme.
Mieux connaître ces bactéries est devenu un enjeu majeur, avec, en toile de fond, l’espoir de pouvoir utiliser ces micro-organismes pour améliorer le bien-être, voire la santé. Maintenant que la quasi-totalité du génome de chacune de ces bactéries a été séquencée, le défi consiste à définir le plus précisément possible «qui fait quoi» dans cette communauté bactérienne. Pour y parvenir, des chercheurs de la Faculté de médecine de l’Université de Washington ont développé une nouvelle méthodologie d’analyse, combinant expérimentation et modélisation mathématique. Leur étude, publiée jeudi dans la revue Science Transational Medicine , a permis d’isoler des souches bactériennes capables de moduler l’immunité et le métabolisme de leur hôte.
Le microbiote intestinal humain est composé de quelque 200 espèces de bactéries, dont une petite proportion seulement diffère entre les individus. Cette variabilité expliquerait, pour une part, certaines différences dans la capacité de chaque organisme à faire face aux infections, à tirer profit des nutriments ou à métaboliser les médicaments. L’enjeu est donc, un jour, de pouvoir prévenir ou traiter de manière spécifique les patients selon la combinaison de souches bactériennes qu’ils possèdent, leur «entérotype».
«Nous avons énormément progressé dans la connaissance et la compréhension du microbiote intestinal ces dernières années, dit Joël Doré, microbiologiste à l’Institut national français de recherche agronomique. Pour passer à l’étape suivante, et pour vraiment avancer en direction d’une utilisation thérapeutique de ces bactéries, il faut maintenant que l’on affine notre savoir, et que l’on identifie quelle bactérie influence quelle fonction.»
En tenant compte du nombre de souches existant et de la variabilité interindividuelle, on mesure l’ampleur de la tâche! «L’étude américaine de Science Transational Medicine n’est bien sûr qu’un premier pas, mais elle présente le gros avantage de proposer une méthode élégante qui diminue la complexité du problème», estime Jacques Schrenzel, responsable du laboratoire de bactériologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
L’équipe à l’origine de cette nouvelle approche n’en est pas à son coup d’essai. Emmenée par Jeffrey Gordon, c’est elle qui, en 2004, avait frappé un grand coup en établissant, chez la souris, un lien entre bactéries intestinales et développement de l’obésité. Cette fois-ci, les chercheurs américains ont travaillé à partir des microbiotes de cinq femmes volontaires. Après avoir isolé chaque souche bactérienne et les avoir cultivées en laboratoire, ils les ont transférées chez des souris, dites «germ free» car exemptes de toute bactérie intestinale. Après deux semaines, les scientifiques ont réalisé de nombreux tests et prélèvements sur les rongeurs, pour mesurer de manière précise l’effet des bactéries sur leur fonction immunitaire, leur métabolisme, ainsi que leur tissu graisseux.
«Face à la complexité du problème, tout modèle présente forcément des inconvénients, commente Joël Doré. Ici, la limite majeure est que seules les bactéries que nous sommes capables de «faire pousser» en laboratoire ont pu être utilisées. Or, elles ne représentent que 20% de la population du microbiote.»
Les chercheurs ont, certes, travaillé sur un nombre restreint de ces micro-organismes. Mais pour se rapprocher au mieux des interactions qui existent entre bactéries dans le milieu naturel, ils ont testé différentes combinaisons de souches. «Cette approche est un peu comparable à la logique du jeu de réflexion Mastermind [dans lequel il faut découvrir par itérations empiriques une combinaison de pions de différentes couleurs], sourit Jacques Schrenzel. Cela peut paraître simple sur le principe, mais l’entreprise demande des moyens considérables, car le nombre de combinaisons croît très rapidement, donc aussi la quantité d’animaux nécessaires, et d’autant plus celle des données à traiter!»
Les chercheurs américains ont eu recours à des modèles mathématiques et ont finalement retenu et testé 94 «cocktails» bactériens hétérogènes. Plusieurs se sont révélés biologiquement actifs sur les cellules de l’immunité, différents paramètres métaboliques ainsi que le développement du tissu adipeux.
«Le fait d’observer des effets sur l’organisme des souris après seulement deux semaines confirme à quel point ces bactéries peuvent avoir une forte influence sur l’organisme, souligne Joël Doré. Mais il est frappant de voir que certaines modifications des cellules immunitaires et des adipocytes [les cellules graisseuses] se retrouvent aussi en n’utilisant que certaines souches isolées.» Un résultat qui confirme que le fonctionnement du microbiote est très hétérogène, certaines bactéries étant actives seules, alors que d’autres ont besoin d’interagir avec leurs pairs.
L’environnement dans lequel les micro-organismes évoluent, est également un facteur prépondérant. «Il faut être très vigilant sur les applications possibles de ce type de travail, prévient Jacques Schrenzel. Il est difficile de conclure, sur ces bases expérimentales, que les bactéries se comportent exactement de la même manière dans leur milieu naturel.»
S’il faudra encore de la patience avant que des produits thérapeutiques ciblés à base de bactéries soient disponibles, le microbiote démontre déjà certains intérêts cliniques. Récemment, Joël Doré et ses collègues ont publié dans Science une étude montrant le rôle de certaines bactéries dans le renforcement de la réponse immunitaire. «Chez les patients qui possèdent ces bactéries, l’administration d’antibiotiques pendant une chimiothérapie peut en diminuer l’efficacité, explique le chercheur. Il serait donc très utile que le «profilage» bactérien soit intégré dans certains parcours de soins.»
Du côté des HUG, c’est un projet de transplantation fécale qui est d’actualité. «Il existe des indications pour lesquelles le transfert de microbiote intestinal a clairement démontré son intérêt thérapeutique», indique Jacques Schrenzel. La méthode provoque encore sourire ou dégoût chez certains. Mais le médecin est bien décidé à faire le maximum pour que, dans les prochains mois, des patients atteints de colites à Clostridium difficile ou de la maladie de Crohn, deux maladies inflammatoires de l’intestin, puissent, accéder à cette option thérapeutique. «Les patients dont la qualité de vie est très détériorée par ces pathologies auront sans doute peu de difficulté à surmonter cette transplantation, un acte qui n’est finalement qu’un obstacle lié à nos constructions socioculturelles.»
«Les effets observés après seulement 15 jours confirment la forte influence de certaines bactéries»