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L’ordinateur quantique va bientôt révolutionner le monde. Problème: la main-d’œuvre qualifiée - développeurs, techniciens et autres chefs de projet - demeure une denrée rare, alors que toujours plus d’entreprises, des GAFA aux start-up, investissent le domaine

Les développeurs de logiciels quantiques sont comme le chat de Schrödinger: ils occupent deux états à la fois. Non pas qu’ils soient simultanément morts et vivants, comme le félin de l’expérience de pensée formulée par le physicien autrichien. Mais disons que les informaticiens capables de produire des applications pour les ordinateurs quantiques sont à la fois existants et inexistants. Sauf que cela ne tient pas aux lois vertigineuses de la physique quantique, mais plutôt au discours des géants de l’informatique qui vantent leurs progrès en la matière alors que, en réalité, bien rares sont les spécialistes de ce domaine qui s’annonce comme la plus importante révolution technique à venir.
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Un type de calcul totalement différent
Révolutionnaires, les ordinateurs quantiques le seront assurément. Cela tient au fait que leur puissance de calcul écraserait celle des meilleurs supercalculateurs existants grâce à un mode de fonctionnement totalement différent. L’information qu’ils traitent n’est plus portée par des bits de valeur 0 ou 1 correspondant au passage du courant, ou non, dans un transistor. Elle s’appuie sur des qbits (ou qubits) qui peuvent prendre la valeur 0, 1 ou «1 ou 0».
Autrement dit, on conserve la probabilité de tirage de l’une ou l’autre des valeurs, ce qui fait exploser les capacités de calcul; de quoi faire miroiter des modèles climatiques bien plus précis ou – et c’est l’approche historique – une progression spectaculaire en cryptographie.
Une route semée d'embûches
La route vers l’ordinateur quantique est semée d’embûches. Techniques, bien entendu, mais aussi en termes de main-d’œuvre qualifiée. Et ce d’autant plus qu’un nombre croissant d’entreprises se lancent dans ce secteur. Longtemps chasse gardée des militaires pour la cryptographie, l’informatique quantique attire depuis quelques années les géants de la Silicon Valley (Google en tête) et désormais de nouveaux venus. «Rien qu’aux Etats-Unis, entre 70 et 80 start-up ont investi le domaine, dont la moitié ont été créées il y a moins de deux ans», affirme Clément Javerzac-Galy, du Laboratoire de photonique et mesures quantiques de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL).
Face à cette demande accrue, la formation pourrait avoir du mal à suivre. ID Quantique, une entreprise genevoise spécialiste de la cryptographie quantique, confirme le phénomène. «Nous devons encore former nos ingénieurs en interne. Il faut que les technologies quantiques sortent des départements de physique pour aller vers l’ingénierie», estime son PDG, Grégoire Ribordy.
Un expert en informatique quantique est un mouton à cinq pattes
Trouver des spécialistes de l’informatique quantique, c’est un peu chercher un mouton à cinq pattes, tant les profils sont rares. «Pour mener un projet, il faut des mathématiciens spécialistes des algorithmes, des physiciens pour incarner ces données, des ingénieurs pour faire fonctionner le matériel, des développeurs pour écrire du code et enfin des chefs de projet capables de faire travailler tout le monde ensemble», résume Guy Sémon, du laboratoire de recherche et développement de la division horlogère de LVMH.
L’empire du luxe a confié à ce mathématicien une équipe de 25 scientifiques qui travaillent sur la physique des solides à échelle nanométrique, là où les lois quantiques prennent le relais sur la physique classique. «Ce sont des compétences très rares qu’on ne trouve pas aisément au sortir des universités», poursuit-il. Et ce d’autant plus que l’informatique quantique est extrêmement coûteuse à développer, notamment parce que le matériel actuel doit être maintenu à des températures proches du zéro absolu dans des cryostats.
Les EPF investissent
Pour le moment, la Suisse et l’Europe sont encore à la pointe de la formation. A Lausanne, sous l’impulsion de son président, l’informaticien Martin Vetterli, l’EPFL a poursuivi son investissement dans le quantique avec deux postes de recherche, un cours en master et un partenariat avec IBM et sa plateforme de développement. De son côté, sa cousine zurichoise l’ETHZ a récemment créé un institut d’ingénierie quantique. Il existe en outre un pôle de recherche national, Qsit, fédérant les laboratoires suisses. En Europe, un projet «flagship» quantique, semblable au Human Brain Project et au Graphene Flagship, doit être mis sur pied en 2019, avec 1 milliard d’euros à la clé. Un grand programme identique doit être voté aux Etats-Unis, appelé National Quantum Initiative. Quant à la Chine, elle investit aussi lourdement dans la formation.
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«L'Europe ne suit pas»
«Le secteur est sur le point d’exploser, mais l’Europe ne suit pas. Nous formons d’excellents spécialistes, mais nous sommes à la peine sur la transition du monde de l’académie à celui de l’entreprise», déplore Clément Javerzac-Galy. Il y a en effet beaucoup moins d’entreprises en Europe que de l’autre côté de l’Atlantique. «L’Europe n’a pas un problème de recherche, mais d’industrialisation, confirme Grégoire Ribordy. On lève facilement les premiers millions mais, dès qu’il s’agit de lever un capital de croissance, avec des sommes et un risque plus importants, tout se complique.»
L’Europe relèvera-t-elle le défi des technologies quantiques? Notre pays, en tout cas, a une carte à jouer. «La Suisse devrait investir dans ce secteur stratégique, veut croire Guy Sémon. C’est le moment de s’en rendre compte en créant des filières consacrées à ces enjeux.»