Le docteur Antoine Geissbuhler a toujours un temps d’avance. Peut-être même lorsqu’il donne l’impression de reculer. Lui qui travaille depuis vingt ans à l’évolution de la technologie médicale, chef du service de cybersanté et télémédecine des Hôpitaux universitaire de Genève (HUG), le voilà qui opère un revirement spectaculaire: le retour à l’humain, ses capacités sensibles, son don d’empathie, ses sourires et ses larmes, son intuition et ses doutes.

Il redécouvre le «wet-ware»

Né avec le hard-ware, Antoine Geissbuhler, à 52 ans, redécouvre le «wet-ware». «Autrement dit ce qui est humain dans le système.» Aux murs de son bureau grimacent des masques africains d’initiation, belle analogie de ce mouvement. Ou comment l’identité se dérobe derrière un visage factice. «Les masques nous amènent d’autres manières de réfléchir à la communication. Ils rappellent la connexion à un monde invisible.»

Ce monde-là s’est manifesté à la faveur de l’élaboration du plan stratégique Vision 20/20 des HUG. Les préoccupations qui se dégagent de cette réflexion participative se tournent non pas vers la technologie mais vers l’importance des relations interpersonnelles, du temps consacré au patient, de la quête de sens. A beaucoup d’entre nous, cette aspiration n’apparaîtrait pas surprenante. Mais pour celui qui a consacré sa carrière à pousser la machine par-devant l’homme, c’est la stupéfaction.

La valse-hésitation entre médecine et informatique

Adolescent, le Genevois bricole déjà dans l’informatique médicale. Puis il commence la médecine. S’ensuit une valse-hésitation qui le voit quitter cet art pour travailler comme informaticien, puis y revenir. Jusqu’à saisir l’articulation entre ces deux sciences, dont il veut faire la synthèse. Après cinq ans passés aux Etats-Unis, il rentre à Genève aux HUG en 1999 pour y développer l’informatique médicale. Lance en 2003 un projet pilote de télémédecine au Mali, qui permet à des dispensaires de brousse de solliciter des diagnostics médicaux sur la base d’images numérisées à des hôpitaux basés dans les villes. Connexions satellites ou tam-tams, même histoire.

La future suprématie de la machine?

Contre le mur, un masque de bois figé dans sa grimace accompagne la réflexion du docteur 4.0. A l’évidence, Antoine Geissbuhler est écartelé entre la certitude de la future suprématie de la machine – cybersanté, métagénomique, transhumanisme – et le souffle de l’homme. Toutes ces choses intangibles et incalculables devant lesquelles les robots des salles d’opération restent muets. Et pourtant, ceux-ci colonisent l’hôpital chaque jour un peu plus. En oncologie et en radiologie, les systèmes sont en passe d’analyser les images mieux que les yeux, et à des prix imbattables, selon lui. «Or on continue à engager des radiologues!», s’exclame-t-il. Et pourquoi donc? «Parce que les jeunes ne croient pas qu’un jour, leur job sera remplacé par des machines!» Sa voix trahit l’étonnement devant l’aveuglement et tout à la fois la joie confuse de ce que le cœur vienne contredire la tête. Et pourtant: «Je pense que tout le traitement de l’information, à terme, sera confié à la machine. Même la conduite des voitures.» En dépit de l’attachement de l’automobiliste à son véhicule, qu’on le moque comme un délire idolâtre ou qu’on le revendique comme la signature de son indépendance? «Quand il sera prouvé que les voitures sans pilote feront dix fois moins d’accidents que les autres, on n’envisagera plus de conduire», pense-t-il.

L’intelligence des robots

Peut-être, Docteur, vous avez sûrement raison. Un jour très proche, l’intelligence des robots dépassera la nôtre, ils gouverneront nos vies, auront des droits et payeront des impôts. Et c’est parce que vous pensez que le travail sera remplacé par des machines, même si on a déjà prétendu cela lors de la révolution industrielle du XIXe siècle, que vous avez voté pour le Revenu de base inconditionnel. Vous constatez que les nouvelles générations ne se retrouvent pas dans un système hiérarchique pyramidal et normé, et qu’elles vont révolutionner les chemins qui mènent à l’ambition. Vous espérez aussi que le numérique sera un outil de lutte contre les inégalités sociales. Vous êtes un visionnaire idéaliste.

Mais en même temps, Docteur, vous frissonnez. Parce que 500 collaborateurs des HUG vous ont soufflé de freiner la machine: «Je ne m’attendais pas à ce résultat. Je vis ce clash de manière douce, mais j’ai la conviction qu’il va aller croissant. Car la technologie accélère de manière exponentielle, alors que notre réflexion, et les lois qui en découlent, avancent lentement et de manière linéaire.» A ce stade de la discussion, ses masques deviennent menaçants: «Car pour le moment, les gens qui décident des algorithmes de Tesla ou de la censure dans Google le font sans consensus social.» Faut-il dès lors faire confiance à la cybersanté et documenter son dossier médical, au risque d’offrir au Big data la cartographie de son intime?

Grondement sourd et froid pénétrant au sous-sol des HUG, où les ordinateurs brassent et digèrent des milliards de données. Antoine Geissbuhler, inquiet: «Ce qui me fait peur, c’est que la société humaine, jusqu’ici, n’a pas su anticiper les grands enjeux.» Scientifique: «Car l’homme est juste programmé pour passer l’hiver.» Mais grâce à lui, les robots pourraient posséder un supplément d’âme, au printemps prochain.


Profil

1964: Naissance à Genève

1984: Il arrête la médecine pour s’engager dans l’informatique, puis y revient

2000: Il part en Afrique avec l’ancien conseiller d’Etat Guy-Olivier Segond. C’est là qu’il comprend que le numérique peut sauver des vies

2014: A la faveur du projet Vision 20/20 des HUG, il réfléchit à place de l’humain dans la technologie