Bertrand Levrat et Christian Lovis: «D'après nos estimations, il y a encore plus de 60 000 personnes à risque d’une hospitalisation à Genève»
Coronavirus
A l’approche des Fêtes, les Hôpitaux universitaires de Genève se préparent à faire face à une troisième vague, malgré la fatigue des équipes et alors que le nombre de patients covid est encore très élevé, comme l’expliquent Bertrand Levrat, directeur des HUG, et Christian Lovis, médecin-chef du Service des sciences de l’information médicale

C’était, début novembre, la région la plus touchée d’Europe, avec la plus forte incidence de nouveaux cas de Covid-19. En partie sorti de l’œil du cyclone, le canton de Genève n’en demeure pas moins sous pression. Tout spécialement ses Hôpitaux universitaires (HUG), qui accueillent encore près de 500 malades covid et post-covid, dont 20 aux soins intensifs et 240 placés en soins aigus, et ce alors que la situation pandémique reste, elle, encore extrêmement instable. En témoigne un appel général lancé mercredi dernier par les directions des hôpitaux universitaires (Lausanne, Genève, Zurich, Bâle et Berne) dans un courrier adressé à Alain Berset, lui demandant de prendre des mesures pour éviter une troisième vague durant les Fêtes de fin d'année ou dans le courant du mois de janvier.
Face à un virus qui circule toujours activement au sein de la population, les HUG ont annoncé maintenir leur dispositif de crise jusqu’à la mi-janvier, s’appuyant pour cela sur les projections faites par le Service des sciences de l’information médicale (Simed). Des décisions difficiles à prendre, lorsque l’on sait que, rien qu’à Genève, plus de 1500 opérations ont été reportées en raison du covid et que le personnel supporte depuis plusieurs mois une charge de travail sans précédent et une fatigue émotionnelle intense. Interview de Bertrand Levrat, directeur des HUG, et de Christian Lovis, médecin-chef du Simed.
«Le Temps»: La courbe des contaminations stagne actuellement à un niveau élevé. Comment, dans ces conditions, se préparer à l’arrivée d’une éventuelle troisième vague, sachant que vos services sont déjà sous pression?
Bertrand Levrat: Cette situation est, il est vrai, préoccupante pour notre organisation hospitalière. Nous sommes passés ces dernières semaines tout près de la rupture. Elle a pu heureusement être évitée grâce à une bonne collaboration avec les cliniques privées et les services de soins à domicile, mais c’était loin d’être évident, lorsque l’on sait que, proportionnellement à sa population, le canton de Genève a connu un des taux de patients hospitalisés parmi les plus élevés du monde.
On parle par ailleurs très souvent de l’occupation des soins intensifs, mais cela ne doit pas nous faire oublier que les patients placés dans les services de soins aigus sont encore très malades et que leur récupération prend du temps. Avec près de 500 patients hospitalisés actuellement en lien avec le Covid-19, notre marge de manœuvre est donc très différente de celle que nous avions à l’issue de la première vague, où le nombre de cas dans la population était drastiquement plus bas.
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Après huit mois de pandémie, nos équipes sont fatiguées et subissent une pression à la fois psychologique et physique. Anticiper ce qui pourrait arriver, tout en préservant la santé du personnel représente un immense défi. C’est dans cette optique que nous avons décidé de maintenir près de 300 lits réservés aux malades covid, tout en limitant toujours les activités chirurgicales et ambulatoires, ce qui permettra aussi au personnel de récupérer avant les Fêtes, dans le cas où une troisième vague devait se présenter.
A ce sujet, que prédisent les modélisations sur lesquelles vous vous basez?
Christian Lovis: Bien que l’on ait beaucoup progressé sur la compréhension de la maladie, il reste difficile de faire des projections sachant que le virus n’obéit pas aux équations et que de nombreux paramètres peuvent influencer le cours des événements. Nous avons néanmoins établi trois modèles possibles, allant d’une nouvelle vague plus ou moins forte selon les décisions prises par les autorités ou le respect des mesures de protection, à deux nouvelles petites vagues – qui pourraient débuter d’ici à une dizaine de jours –, jusqu’à un scénario plus optimiste qui consisterait à subir de plus légères oscillations.
Dans le cas d’une nouvelle grosse vague, le facteur déterminant sera la vitesse à laquelle de nouvelles mesures pourront être mises en place, car il y a un décalage entre l’application d’une mesure et son impact sur le système de santé. Pour Genève, nos estimations montrent qu’il y a encore plus de 60 000 personnes à risque d’une hospitalisation en raison du Covid-19, dont certaines avec des soins aigus ou un recours à de l’oxygène. Il faut donc rester extrêmement attentif quant à l’évolution de la situation.
Des milliers de patients attendent par ailleurs de se faire opérer. Comment allez-vous répondre à ces demandes?
Bertrand Levrat: Cela va être compliqué, sachant qu’une partie importante du personnel médical, y compris les anesthésistes, a vu ses compétences utilisées pour prendre en charge les patients covid. Récupérer toutes les activités reportées au bloc opératoire, mais aussi gérer tout ce qui y est lié en aval, comme les salles de réveil ou la réhabilitation, va demander d’évidentes adaptations. Même si le Covid-19 devait disparaître du jour au lendemain, il nous resterait toujours 1500 opérations à rattraper.
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Nous sommes conscients des conséquences de ces reports pour les patients et leurs familles, de leurs besoins, qui sont tout à fait légitimes. Il faut néanmoins garder à l’esprit que sur près de 3000 personnes hospitalisées aux HUG pour un Covid-19, on estime que 85% d’entre elles seraient décédées si elles n’avaient pas été soignées. Les priorités de l’hôpital doivent donc être posées afin de pouvoir sauver des vies dans l’immédiat, tout en essayant de répondre aux mieux à tous les besoins.
Contrairement au printemps où des mesures claires avaient été prises, ce qui se passe aujourd’hui ressemble davantage à de la cacophonie… Comment vivez-vous cette situation?
Christian Lovis: Il y a des éléments indiscutables, factuels, montrant que le respect des mesures de protection permet d’avoir un impact sur la propagation du virus et il est important, aujourd’hui, de bien faire passer ce message. Cela dit, je ne crois pas que les gens soient particulièrement irresponsables, mais plutôt que les informations données, parfois contradictoires, n’étaient pas toujours simples à comprendre. C’est sans doute là une différence majeure avec l’Australie ou la Nouvelle-Zélande qui sont parvenus à maintenir des taux très bas de contaminations après avoir connu des incidences très élevées. Contrairement à ici, le discours tenu par les autorités politiques et scientifiques y était particulièrement clair.