Christine Clavien: «L’objectif était de vérifier que l’organe de cochon n’était pas rejeté, pas besoin d’un patient vivant pour cela»
Xénotransplantation
L’expérience inédite de greffe d’un cœur de cochon menée récemment chez un patient américain soulève plusieurs questions éthiques auxquelles répond Christine Clavien, philosophe des sciences et de la morale à l’Université de Genève

Il était condamné et inéligible à une greffe de cœur humain. David Bennett, 57 ans, a consenti à recevoir une transplantation cardiaque à partir d’un cochon. C’était le 7 janvier dernier après que l’Agence fédérale américaine des médicaments eut donné l’autorisation aux médecins de l’Hôpital de Baltimore pour tenter l’expérience. Le patient a dû subir plusieurs opérations lourdes à cause de complications pendant la greffe. Il a survécu deux mois, alité dans sa chambre à l’hôpital, dans un état plutôt stable pendant une quarantaine de jours avant que son état ne se dégrade. Le cœur de cochon dans sa poitrine n’a pas montré les signes classiques de rejet, selon les cliniciens et les dernières analyses publiées ce mercredi. Mais une série de problèmes – qui auraient dû être évités – ont compliqué la donne et probablement entraîné la défaillance de l’organe greffé. Christine Clavien, philosophe des sciences et de la morale à l’Université de Genève, revient avec un point de vue éthique sur cette entreprise médicale et scientifique inédite.
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Le Temps: Est-ce que cette expérience de première xénotransplantation d’un cœur de cochon a été menée correctement?
Christine Clavien: Je suis surprise que l’autorisation ait été donnée par l’agence américaine. Bien sûr, il y a toujours un côté spectaculaire dans ces premières tentatives, mais il faut avoir de très bonnes raisons pour relever un défi scientifique au prix de la souffrance d’un patient. Je pense que les raisons n’étaient pas suffisantes dans ce cas. Le patient, même s’il était condamné de toute façon, a signé le consentement parce qu’il voulait vivre et non parce qu’il voulait servir la science. Je ne suis pas certaine qu’il ait compris tous les enjeux. Il a été exposé à des souffrances quotidiennes intenses, il a perdu 20 kilos en deux mois, et a été nourri par sonde avant de finir ses jours relié à une machine. Comment peut-on bien mourir dans ces conditions? Est-ce que cette souffrance était nécessaire? A ma connaissance, le défi posé était de pouvoir greffer un organe de cochon sans que ce dernier soit rejeté par le corps du receveur, or pas besoin d’un patient vivant pour cela. Affiner la technique avec des patients en mort cérébrale permet d’éviter cette souffrance, comme cela a été fait avec des reins de cochons récemment.
Des problèmes inattendus ont compromis l’expérience, comme la détection d’un virus porcin dans le sang du patient greffé, alors que l’animal n’était pas censé être infecté. La FDA, l’agence américaine des médicaments, a-t-elle donné son autorisation trop vite?
Si on fait une opération hasardeuse, l’équipe de recherche doit au moins s’assurer d’utiliser ce qu’il y a de plus sûr et de plus efficace pour le patient. Or ils n’ont pas utilisé de cochons expurgés de rétrovirus (virus appelés PERV qui sont intégrés dans le génome du cochon, ndlr) alors qu’il existe des lignées d’animaux sans les virus les plus connus. Et l’animal donneur n’a pas été suffisamment testé pour vérifier la présence d’autres pathogènes comme le CMV porcin. Tout ça aurait dû être mieux préparé, même s’il s’agissait d’une situation urgente où il a fallu prendre une décision rapide. De toute évidence, le risque même faible qu’un rétrovirus porcin puisse passer chez l’humain et générer une nouvelle pandémie n’a pas été pris au sérieux par les chercheurs et la FDA, et cela m’inquiète beaucoup.
Est-ce que l’élevage d’animaux génétiquement modifiés comme donneurs d’organe pose un problème éthique?
L’animal est considéré comme un produit qui fournit un organe pour l’humain donc oui, on peut s’interroger. Ces bêtes sont retirées de leur mère dès la naissance et élevées dans des espaces aseptisés. Ils ne peuvent pas grandir en plein air. Mais d’un autre côté, dans nos sociétés, nous tuons des millions de cochons chaque année pour la nourriture, élevés dans des conditions similaires pour la plupart avec une souffrance animale importante – mis à part quelques élevages où le bien-être animal est pris en compte. Le respect de l’animal est une question de fond que l’on doit se poser dans notre société.
Est-ce que la xénotransplantation est une option sérieuse pour répondre à la pénurie de dons d’organes?
Le manque de dons d’organes est un problème récurrent au niveau mondial quelle que soit la politique appliquée. Si un jour la xénotransplantation est entièrement maîtrisée – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui – alors j’imagine que cette technique deviendrait intéressante économiquement. Les coûts d’une transplantation d’organe humain sont importants à cause de la logistique qui accompagne la récupération de l’organe et son transport. Donc la xénotransplantation pourrait même finir par remplacer le don humain. Encore faut-il qu’elle soit acceptée par la population.