Ils sont 132 en 2016 à avoir donné un rein ou une moitié de leur foie. Cent trente-deux donneurs vivants qui ont radicalement changé la vie d’un parent, d’un ami ou même d’un inconnu. Autant de personnes qui, en se délestant d’une petite fraction de leur corps, sont en partie venues pallier le manque cruel de dons d’organes que rencontre encore la Suisse. Car les chiffres, implacables, sont là pour nous le rappeler: chaque semaine, deux personnes meurent dans notre pays faute d’organes compatibles.

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Fringant septuagénaire, Jean-Pierre Mérot fait partie de ceux qui font don d’eux-mêmes, au sens littéral comme au figuré. Le 17 mars 2014, il offre l’un de ses reins à son ami de longue date, Bernard Besson. Atteint de polykystose rénale, une maladie génétique héréditaire, Bernard a vu sa santé se détériorer extrêmement rapidement au cours des deux années précédentes. La seule solution réside alors dans une greffe.

Pour des raisons médicales, aucun membre de sa famille ne peut se porter volontaire et la liste d’attente est longue. Un premier ami se propose spontanément. Mais une semaine avant l’intervention, coup de théâtre: les médecins tirent le frein à main, il faut renoncer pour cause d’incompatibilité.

J’ai réalisé le bonheur absolu de rendre une vie normale à quelqu’un. C’est probablement ce que j’ai fait de mieux en dehors de ma belle famille

«Immédiatement, j’ai décidé de prendre le relais, explique Jean-Pierre. J’ai regardé ma femme et je lui ai dit: je vais donner un rein à Bernard. C’est une occasion qui se présente pour exprimer mon amitié. Depuis, j’ai réalisé le bonheur absolu de rendre une vie normale à quelqu’un. C’est probablement ce que j’ai fait de mieux en dehors de ma belle famille.»

Bernard, lui, n’en revient toujours pas: «Mon seul souci après l’intervention était de savoir comment remercier Jean-Pierre pour ce geste tellement immense.» Remis en selle très rapidement, tous deux ont pu à nouveau arpenter les cols à vélo, activité qui a scellé leur amitié il y a près de quarante ans.

De la famille au don altruiste

«On estime qu’une personne, dont les reins sont malades et nécessitant d’être placée sous dialyse, devra attendre environ cinq ans pour obtenir un organe d’un individu décédé, explique Olivier Aubert, responsable pour la Suisse romande de l’Association suisse des donneurs vivants d’organes. C’est la raison pour laquelle il y a actuellement davantage de greffes de reins issues de dons d’individus en vie.»

Sur 1480 malades en attente d’une greffe, seuls 504 ont pu être transplantés en 2016, tous organes confondus. La pénurie est telle qu’en 2003 déjà, le nombre de donneurs de reins vivants dépassait celui des personnes décédées, une tendance qui ne s’est que rarement inversée depuis.

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Au-delà de l’admiration qu’il suscite, le tandem formé par Jean-Pierre et Bernard est également symbolique de l’élargissement progressif du cercle des donneurs. Confiné entre 1966 – date de la première transplantation d’organe solide issue d’un donneur vivant en Suisse – et 1984 aux parents proches ou à la fratrie, il s’est peu à peu ouvert, à la fin des années 1980 aux grands-parents, aux tantes, aux oncles, aux cousins et aux cousines.

Le premier don non consanguin entre un couple a eu lieu à Genève en 1985, alors que 2003 marqua l’année de la première greffe en provenance d’un donneur anonyme à un inconnu. Une intervention réalisée à Bâle et suivie, jusqu’en 2011, par 9 autres cas ailleurs en Suisse.

«A Genève, nous voyons toujours plus de personnes qui s’annoncent de manière spontanée comme étant volontaires pour donner un rein à un receveur qu’elles ne connaissent pas, observe Philippe Morel, médecin-chef de chirurgie viscérale des Hôpitaux universitaires de Genève. Cela est d’autant plus surprenant que nous ne faisons aucune promotion active et publique pour ce type de démarche.»

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Première du genre

Moins fréquemment réalisée (16 cas en 2016) la greffe d’une partie du foie issue d’un donneur vivant est aussi beaucoup plus délicate. «Il s’agit d’une opération de haute voltige, car on doit enlever une grande partie du foie à une personne qui doit pouvoir s’en sortir sans complications par la suite», ajoute Philippe Morel. Le chirurgien genevois a été le premier à réaliser cette intervention à l’échelle suisse, le 15 avril 1999.

La culpabilité a perduré pendant longtemps encore, car l’opération était également très risquée pour mon épouse

Jacques Klaus s’en souvient comme si c’était hier. Et pour cause, c’était lui sur la table d’opération, aux côtés de son épouse Ingrid qui lui a donné la moitié de son foie. «Quelques mois auparavant, les médecins m’annonçaient qu’il ne me restait que six mois à vivre. Ça a été un immense choc», se souvient le résident de Schönried, dans le canton de Berne. 

Dans les années 1970, Jacques Klaus travaille pour Helvetas au Cameroun quand son appendice se rompt. Opéré dans des conditions spartiates, il reçoit une transfusion de sang qui l’infecte de l’hépatite C. La maladie, détectée seulement vingt ans plus tard, le conduit à une cirrhose.

«On m’a inscrit sur liste d’attente pour pouvoir bénéficier d’une greffe à Genève, seul centre à réaliser ce type d’intervention à l’époque. Malgré l’urgence, je n’avançais pas sur la liste, restant constamment à la douzième position.» En faisant des recherches sur Internet, ce dernier tombe sur un article qui retrace l’histoire d’une fille ayant donné une partie de son foie à sa mère. Il en informe l’équipe genevoise, qui est prête à tenter l’expérience.

Dix-huit ans plus tard, il savoure encore cette seconde chance, même si tout n’a pas été facile. «La culpabilité a perduré pendant longtemps encore, car, même si quelques semaines plus tard son foie s’était totalement régénéré, l’opération était également très risquée pour mon épouse. Je ne savais pas comment lui exprimer toute ma gratitude, alors que de son côté c’était réglé, il n’y avait plus à revenir là-dessus.»

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Soutien psychologique

Si les complications médicales du don d’organes issus de donneurs vivants sont heureusement assez rares, d’autres formes de difficultés ne sont pas à négliger. «Les donneurs se retrouvent parfois un peu seuls par la suite, confie Olivier Aubert. C’est la raison pour laquelle nous avons monté notre association. Certains rencontrent des difficultés avec les assurances, d’autres doivent faire face à des réticences de la part de leur famille. Et puis, cela peut également être très difficile sur un plan psychologique quand le receveur rejette la greffe ou ne se remet pas idéalement de l’opération.»

Malgré tout, à la question de savoir s’ils étaient prêts à redonner un de leurs reins, s’ils en avaient encore deux, 95,4% de tous les donneurs vivants sondés en Suisse ont répondu oui sans hésiter. A l’image de Jean-Pierre Mérot, qui ne regrette rien: «La vie n’a pas changé pour moi, mais pour Bernard tout a changé.» Assurément, le don d’organes issus de personnes vivantes ne viendra jamais combler tous les besoins, mais il offre une belle lueur d’espoir.


Journée internationale de la transplantation, samedi 9 septembre à Genève et à Berne. Renseignements sur: www.eodd2017.org pour le programme de la manifestation bernoise et sur le site des HUG