Chaque mardi de l’été, «Le Temps» se penche sur des épisodes particulièrement sanglants de l’histoire de la médecine: les premières greffes ou césariennes, ou des pratiques aujourd’hui abandonnées comme les saignées.

Episodes précédents:

Aujourd’hui considérée comme cruelle et dépassée, la lobotomie a connu son âge d’or à une époque pas si lointaine, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Des dizaines de milliers de patients américains, européens et japonais ont alors subi cette intervention entraînant des lésions cérébrales irréversibles.

La trépanation – soit l’ouverture du crâne grâce à un objet coupant, probablement dans un objectif thérapeutique – était déjà pratiquée au néolithique, comme en témoigne la découverte d’ossements anciens portant des traces de découpe. Mais les interventions médicales touchant au cerveau sont longtemps demeurées hasardeuses, en raison du manque de connaissances sur cet organe.

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A la fin du XIXe siècle, le Suisse Gottlieb Burckhardt est le premier médecin contemporain à se lancer dans une série d’expériences de «psychochirurgie», au sein de sa clinique psychiatrique située dans le canton de Neuchâtel. Les résultats qu’il obtient en retirant des morceaux de cerveau à six de ses patients ne sont guère concluants. Raillé par ses pairs, il abandonne rapidement ses recherches.

Spatule introduite par les tempes

Le Portugais Egas Moniz remet l’approche au goût du jour dans les années 1930. S’inspirant d’expériences menées sur des singes, il entend soulager des patients délirants en déconnectant leurs lobes frontaux du reste de leur cerveau. Ces zones situées à l’avant du cerveau, qui jouent un rôle dans la planification et le langage, sont soit détruites par l’injection d’alcool, soit sectionnées à l’aide d’une spatule tranchante introduite par les tempes.

Après des essais préliminaires sur une vingtaine de patients, Moniz conclut à l’efficacité de sa méthode. «En réalité, le résultat est moins brillant: les patients sont souvent apathiques, voire plongés dans un état végétatif», souligne Laura Poupon, chercheuse associée au département de santé de l’University College de Londres, dans un article paru dans la revue Cerveau et Psycho. Egas Moniz se verra décerner le Prix Nobel de médecine en 1949.

Une étude a révélé que 84% des interventions réalisées en France, Suisse et Belgique entre 1935 et 1985 ont concerné des patientes

La lobotomie gagne en notoriété quand un autre lugubre personnage s’en empare: l’Américain Walter Freeman. Sa propre technique consiste à introduire un pic à glace dans le cerveau des malades en passant par un de leurs globes oculaires. Sa plus célèbre patiente est Rosemary Kennedy, la sœur aînée du futur président. Lobotomisée à l’âge de 23 ans, elle terminera sa vie en institution. Son cas n’est pas isolé: de nombreuses personnes ressortent de l’opération avec d’importantes séquelles, voire n’en réchappent pas – le taux de mortalité est de 14%.

Surtout des femmes

Dès le début des années 1960, le vent tourne pour la lobotomie. Le développement du premier traitement neuroleptique en 1952 offre de nouvelles perspectives pour la prise en charge des psychoses. La société est aussi de plus en plus sensible à la brutalité de cette pratique. Sorti en 1975, le film Vol au-dessus d’un nid de coucou, dans lequel le personnage principal incarné par Jack Nicholson se fait lobotomiser, achève de retourner l’opinion publique.

Fait particulièrement troublant: la lobotomie a surtout été pratiquée sur des femmes. Une étude publiée en 2017 dans Nature a révélé que 84% des interventions réalisées en France, Suisse et Belgique entre 1935 et 1985 ont concerné des patientes. Le pouvoir limité des femmes dans la société de l’époque a pu les rendre plus vulnérables à des opérations abusives. Tout comme de nombreux enfants, à l’image de l’Américain Howard Dully, lobotomisé à 12 ans en raison de son caractère récalcitrant, expérience dont il a tiré un ouvrage*.

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La lobotomie était-elle une forme de maltraitance, ou une tentative désespérée de venir en aide à des patients incurables? «C’était tout de même une technique barbare, estime Jocelyne Bloch, neurochirurgienne au CHUV, à Lausanne. Elle a donné une mauvaise réputation à la psychochirurgie, qui a beaucoup gagné en précision.» Certaines formes sévères de dépression ou de troubles obsessionnels compulsifs sont aujourd’hui traitées grâce à l’implantation d’électrodes dans le cerveau. L’ablation chirurgicale de zones cérébrales se pratique quant à elle pour soigner certaines formes d’épilepsie sévère ou pour enlever des tumeurs du cerveau.


* Howard Dully, My Lobotomy, a Memoir (2007)