«Ma confiance en la politique a été ébranlée ces dernières semaines.» Sur son compte Twitter, tout comme lors de notre entretien par vidéoconférence, Marcel Salathé ne mâche pas ses mots.

Le directeur du laboratoire d’épidémiologie digitale de Campus Biotech à Genève et professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne suit de près l’évolution de la pandémie de Covid-19 à travers le monde, notamment grâce à des outils de machine learning. Pour lui, il était clair, depuis déjà plusieurs semaines, que nous allions faire face à une situation dramatique. Il ne cache pas sa frustration face à des autorités qui, malgré l’appel des experts, ont tardé à agir.

Le Temps: Plusieurs scientifiques ont très tôt cherché à alerter  les autorités quant à l’urgence sanitaire qu’allait représenter, y compris en Suisse, la propagation exponentielle de l’épidémie de Covid-19. Pourquoi a-t-on mis autant de temps à réagir?

Marcel Salathé: Il s’agit, à mon sens, d’une question éminemment politique. Cela fait depuis le mois de janvier que nous travaillons sur ces questions et que nous étions en mesure de prédire ce qui allait arriver. Sur la base de ce qui s’est passé à Wuhan, nous pouvions en effet voir que le nombre de personnes infectées suivait déjà une courbe presque parfaitement exponentielle. Par ailleurs, compte tenu de notre vulnérabilité face à ce virus et au manque de moyens prophylactiques ou thérapeutiques pour le combattre, nous savions que la situation serait très difficile à gérer, d’autant plus lorsque l’épidémie s’est étendue à l’Iran et à l’Italie malgré les mesures de confinement prises en Chine.

Ce sont ces observations qui nous ont poussés à lancer l’alerte à la fin du mois de janvier déjà. Malheureusement, nous n’avons, à ce moment-là, pas été pris au sérieux et n’avons reçu aucun soutien de la classe politique. Aux yeux de beaucoup, nous étions tout simplement des alarmistes.

Sur votre compte Twitter, vous avez d’ailleurs récemment exprimé votre perte de confiance vis-à-vis du champ politique…

Je comprends qu’il soit difficile de concilier l’ensemble des intérêts existants, de trouver le bon équilibre. J’ai cependant été particulièrement choqué par le manque d’appréciation du travail des experts scientifiques suisses qui n’ont, à aucun moment, été impliqués dans le processus décisionnel. Je m’attendais à ce que les acteurs politiques prennent cette menace au sérieux, à ce que les autorités attaquent la situation dès le départ de manière forte, mais cela n’a pas été le cas, ce qui est terriblement frustrant.

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Notre objectif n’est toutefois pas aujourd’hui de pointer du doigt d’éventuels coupables, mais de pouvoir faire face ensemble à cette crise. C’est notamment la raison pour laquelle nous avons créé, avec une équipe de scientifiques, une task force sur une base volontaire dans le but de produire des études pouvant être utiles aux autorités. Heureusement, depuis quelques jours, un canal de discussion semble s’être ouvert. Il est certes encore petit, mais il a le mérite d’exister.

Le Conseil fédéral a-t-il, selon vous, cherché à se montrer trop rassurant envers la population?

Je pense plutôt qu’une partie de nos dirigeants n’a pas, à l’époque, pris la mesure réelle de la gravité de la situation. Cette observation valable pour la Suisse l’est aussi pour presque tous les pays d’Europe ainsi que pour les Etats-Unis qui, au contraire des pays asiatiques, n’ont pas vécu le traumatisme lié aux précédentes épidémies de SARS-CoV-1 et de MERS.

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Il faut aussi signaler que, parmi les pays ayant réagi de manière inadéquate, la Suisse a tout de même rapidement décidé d’imposer des mesures courageuses en interdisant, par exemple, les rassemblements de plus de 1000 personnes. Malgré cela, nous avons perdu un temps précieux.

Vue de l’extérieur, la stratégie du Conseil fédéral ne semble pas toujours très claire. Sur quel modèle s’appuie-t-elle pour faire face à cette pandémie?

C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse précise. Pour l’heure, le Conseil fédéral semble appliquer ce que j’appelle «la technique du salami», qui consiste à découper en fines tranches un certain nombre de mesures de plus en plus fortes, dans le but d’obtenir une meilleure acceptation de la population. Globalement ces mesures sont bonnes, mais sont-elles vraiment suffisantes?

Mon impression est que les autorités semblent encore croire qu’il sera possible de gérer la situation par le compromis. On fait face à une sorte de pensée magique, une forme d’espoir quant à la possibilité d’une amélioration spontanée de la situation, comme on l’observe pour la grippe saisonnière. On ne sait pas encore si cela est réellement possible, mais l’exemple italien nous montre que cela n’arrivera certainement pas. C’est la raison pour laquelle je crains que nous ne devions aller vers un lockdown beaucoup plus strict.

Pour certains experts, les autorités suisses semblent se comporter comme si elles avaient déjà perdu la guerre face à ce virus. Est-ce aussi votre impression?

C’est malheureusement aussi mon sentiment lorsque j’entends le Conseil fédéral comparer cette pandémie à une vague contre laquelle on ne pourrait pas totalement lutter, qu’il serait impossible de contenir. On assiste à une forme de résignation d’autant moins acceptable que la Suisse fait partie des pays où le nombre de cas de Covid-19, par habitant, est le plus élevé du monde.

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La seule manière de gérer cette crise sanitaire, en l’absence de traitements et dans l’attente d’un vaccin efficace et sûr – dont on sait qu’il n’arrivera pas avant neuf à dix-huit mois – est d’attaquer le problème comme les pays asiatiques l’ont fait: en testant à large échelle, en isolant les malades, en retrouvant les personnes qui ont été en contact avec les personnes infectées et en les isolant à leur tour si nécessaire. Cette stratégie, préconisée par l’Organisation mondiale de la santé et que l’on pourrait mener en Suisse tout en respectant scrupuleusement la protection des données privées, a l’immense avantage de permettre une extinction active et rapide des épidémies locales, tout en évitant un confinement strict sur une très longue période.

Cette approche nécessite que les tests soient largement disponibles, or on constate qu’ils ne sont toujours réservés, en Suisse, qu’aux cas symptomatiques ou vulnérables…

Aujourd’hui, nous faisons encore face à une pénurie de réactif permettant de réaliser des tests de dépistage, mais la situation commence toutefois à s’améliorer. Une fois ce problème réglé, il nous semble impératif d’adapter les recommandations actuelles, afin de faciliter l’accès au dépistage avec des installations situées à l’extérieur des hôpitaux, comme l’ont fait les cantons de Bâle-Campagne et Berne. Ces unités mobiles permettent d’éviter de surcharger les ressources hospitalières tout en diminuant le risque de transmission nosocomiale à d’autres patients ou professionnels des soins.

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Il est clair que les tests à eux seuls n’arrêteront pas la propagation du SARS-CoV-2, mais il semble évident que l’on ne pourra pas contenir l’épidémie si ces derniers ne sont réalisés qu’à l’hôpital sur des personnes déjà malades.

La grippe tue chaque année jusqu’à 650 000 personnes dans le monde. Pourquoi, finalement, ne prend-on pas des mesures similaires?

En tant qu’épidémiologistes, nous prendrions des mesures contre toutes les maladies infectieuses, y compris la grippe. La situation est toutefois différente d’avec le Covid-19. Même s’ils ne sont pas parfaits, des vaccins contre la grippe saisonnière existent. Par ailleurs de nombreuses personnes sont immunisées contre l’influenza, ce qui n’est pas encore le cas avec le SARS-CoV 2.

Malgré cela, 1 personne sur 1000 meurt chaque année de la grippe saisonnière, sans que la population en ait vraiment conscience. Cette épidémie aura certainement contribué à ouvrir les yeux de nombreuses personnes sur cette réalité.

L’épidémie de Covid-19 a également mis en lumière les lacunes importantes, quant à leur préparation, de nombreux pays pour faire face à une pandémie. Quelles leçons devra-t-on retenir de cette catastrophe sanitaire?

Aujourd’hui, tout le monde est sous haute tension. Je suis néanmoins persuadé que nous trouverons le bon chemin pour apprendre de cette situation et éviter qu’elle ne se reproduise. Pour ce faire, nous devons impérativement mettre en place des collaborations fortes et pérennes entre la santé publique, l’économie et la politique.

Cela est d’autant plus important que des défis sanitaires de taille nous attendent. Outre de futures pandémies, nous risquons aussi d’être confrontés à la douloureuse question de la résistance aux antibiotiques. Là aussi, on s’imagine qu’une solution va tomber du ciel, sans que des mesures particulières soient prises. Mais le risque que l’on se trouve un jour face à une bactérie super-résistante contre laquelle nous n’aurons aucun antibiotique est bien réel. Et cette nouvelle crise engendrera à son tour des milliers de morts.