Mettre un bébé au monde sous son toit
Témoignage
Accoucher à domicile ou en maison de naissance séduit chaque année de nombreuses femmes. «Le Temps» a suivi l’une d’entre elles dans ce parcours souvent mal compris dans nos sociétés hypermédicalisées

Considérés par certains comme une lubie post-baba, voire parfois comme une démarche rétrograde, les accouchements à domicile ou en maison de naissance séduisent de plus en plus de femmes. La plupart d’entre elles expriment le désir de mettre au monde leur enfant dans un cadre intimiste et non médicalisé, hors d’un protocole hospitalier considéré comme trop rigide et impersonnel. Durant plusieurs mois, Le Temps a suivi une future maman, entre le début du dernier trimestre et plusieurs semaines après son accouchement. L’occasion de mieux comprendre ce qui motive un tel choix et d’en saisir les avantages et les risques. Récit.
1. Premier rendez-vous
Nous sommes au début du mois de juin. En ce milieu de matinée, les clients ne se bousculent pas encore dans ce café lausannois où nous avons convenu de nous retrouver. Les regards échangés et son ventre aux lignes arrondies lèvent définitivement le doute: la jeune trentenaire assise en terrasse est bien Myriam Perret, qui a accepté que nous l’accompagnions durant sa grossesse. Dans deux mois, cette architecte et collaboratrice scientifique à l’Université de Bâle mettra au monde son deuxième enfant chez elle, en compagnie de son mari et d’une sage-femme, de même qu’il en a été de son premier accouchement, il y a trois ans. L’option a été mûrement réfléchie, étayée par une solide revue de la littérature sur la question, mais elle est aussi le fruit d’une conviction profonde: «Chaque femme a son histoire, ses propres craintes. Chacune doit trouver le lieu dans lequel elle se sentira le plus en sécurité pour accoucher, nous explique-t-elle en buvant un cappuccino décaféiné. En ce qui me concerne, ce n’est pas le contexte médical qui me rassurait le plus. Il ne s’agit toutefois pas d’une doctrine, si moi ou mon mari ne devions pas nous sentir à l’aise, nous partirions à l’hôpital sans hésitation.»
Comme Myriam, entre 600 et 900 femmes en Suisse font chaque année le choix d’accueillir leur enfant chez elles. En 2017, sur quelque 87 000 naissances, la Fédération suisse des sages-femmes a recensé 735 accouchements à domicile et 1500 en maisons de naissance, ces lieux non médicalisés rattachés ou non à un hôpital. Le pays en compte actuellement plus d’une vingtaine, et leur nombre augmente régulièrement.
Devenu rare dans les pays industrialisés depuis le milieu du XXe siècle, à l’exception des Pays-Bas où environ 20% des enfants voient le jour à la maison, l’accouchement en dehors des structures hospitalières répond à des motivations variées, souvent loin des clichés sur la question. «Certaines personnes sont issues de milieux alternatifs, mais ce n’est absolument pas la règle, observe Amandine Goin, sage-femme qui assure depuis plus de huit ans le suivi global de femmes désirant accoucher à domicile ou en maison de naissance. Les demandes dans ce sens sont d’ailleurs de plus en plus nombreuses. Mes clients justifient cette décision par une première expérience difficile à l’hôpital, alors que d’autres ne voient pas la nécessité de se rendre dans un lieu médicalisé du moment que leur grossesse n’est pas pathologique. Pour de nombreuses personnes, c’est aussi l’aspect trop systématique des institutions qui pose problème.»
Technique imposée
Le manque d’individualisation ressenti dans les hôpitaux et la multiplication des interventions médicales sont bien souvent au cœur des motivations des couples désirant rester dans un cadre familier. «Lorsque l’on entre à l’hôpital, il y a un protocole que l’on peut difficilement contourner en raison de contraintes organisationnelles, explique Béatrice Jacques, maître de conférences en sociologie à l’Université de Bordeaux et auteure de Sociologie de l’accouchement (Presses universitaires de France). On y impose bien souvent une technique pour accoucher qui est la plus pratique pour le personnel de santé, mais qui n’est pas la plus physiologique pour les femmes.»
Originaire de Suisse alémanique, où l’accouchement naturel est plus ancré, la jeune femme se décide à donner naissance chez elle, après avoir visité diverses structures. «J’avais envie de pouvoir donner la vie moi-même, dans une forme d’émancipation de la médicalisation hospitalière de l’accouchement. Je voulais pouvoir me fier à mon propre corps dans ce processus qui est enregistré dans notre Constitution, ancré dans nos gènes.» Hors de question, toutefois, de se passer d’un suivi médical. «Je fais totalement confiance à mon gynécologue. Alors que certains médecins peuvent se montrer récalcitrants et même refuser de continuer à suivre des patientes ayant fait ce choix, lui s’est montré très respectueux, tout en nous expliquant les risques possibles.»
2. Le temps des questions
Le mois de juillet a débuté. Nous retrouvons Myriam et son mari, Stéphane Grandgirard, dans leur appartement, à Lausanne. Ils sont en compagnie de Laure, la sage-femme qui les accompagnera le jour J. Le terme se rapproche. D’ici à quelques semaines, cette dernière restera joignable 24h/24 et 7j/7 pour les parents. Le couple évoque les scénarios en cas de complications: que faire en cas d’hémorragie? Et si le bébé ne respirait pas? Laure est calme et rassurante. Comme toutes les sages-femmes indépendantes, elle dispose de médicaments d’urgence, et collaborera étroitement avec l’hôpital en cas d’éventuelles complications ou d’un transfert.
Pour limiter les risques au maximum, l’American College of Obstetricians and Gynecologists a établi une série de recommandations à suivre dans le cadre d’un accouchement à domicile. Le cas de figure idéal: avoir moins de 35 ans et avoir déjà accouché par voie basse d’un enfant en bonne santé. La grossesse doit aussi s’être déroulée sans problème et avoir été suivie médicalement. Par ailleurs, le fœtus doit se présenter en position céphalique entre 37 et 41 semaines, et le domicile doit se situer au maximum à 20 minutes d’un hôpital.
Si ces conditions sont réunies, le National Institute for Health and Care Excellence (NICE) anglais estime qu’un accouchement à domicile représente «une option globalement sûre, voire plus sûre que l’accouchement à l’hôpital». Il faut tout de même savoir que les résultats des études quant à la sécurité pour la mère et le nouveau-né ne sont pas concordants, certaines concluant à un risque équivalent, voire réduit, d’autres évoquant un risque doublé voire triplé. Le risque absolu de décès périnatal dans les pays riches reste néanmoins bas, de l’ordre d’une naissance pour mille.
Il est cependant des points sur lesquels les recherches s’accordent: une naissance à domicile aurait pour avantage de réduire de manière importante le nombre d’interventions médicales sur le corps de la femme – comme l’épisiotomie, l’usage de forceps, ou le recours à une césarienne –, de même que les dommages médicaux subis par la mère (déchirures vaginales accidentelles, infections ou hémorragies) seraient diminués.
«Des études ont également montré que l’usage continu du monitoring du rythme cardiaque du bébé tel que pratiqué parfois à l’hôpital pouvait avoir des conséquences délétères sur le déroulement de l’accouchement, ajoute Amandine Goin. Non seulement cette pratique ne diminuerait pas les risques, mais elle aurait aussi pour conséquence d’augmenter le nombre d’interventions médicales, comme les césariennes.»
Anticiper les risques
Toutes les femmes qui souhaiteraient accoucher à domicile ou en maison de naissance ne peuvent toutefois pas accéder à ce désir, comme le précise Fadhil Belhia, médecin-chef au sein du département de gynécologie-obstétrique à l’Hôpital de Morges, qui a suivi Myriam au cours de sa grossesse: «On déconseille cette option aux femmes avec, par exemple, des antécédents de césarienne, d’autres chirurgies de l’utérus, ou ayant déjà eu des hémorragies. Nous sommes aussi particulièrement prudents avec les femmes voulant accoucher à la maison à tout prix, car il est alors possible que la patiente et la sage-femme prennent davantage de risques afin d’assouvir ce projet. Même si cela est relativement rare, nous avons vu arriver certaines personnes dans des conditions préoccupantes. En obstétrique, la situation peut très vite se dégrader, c’est pourquoi je suis davantage favorable aux maisons de naissance accolées à un hôpital, qui permettent un transfert très rapide si besoin.»
Selon une analyse réalisée par le pédiatre Bernard Borel en 2007, qui a analysé les 386 naissances physiologiques réalisées cette année-là à la Maison de naissance Aquila, située à Aigle, le taux de transferts de la mère à l’hôpital durant un tel accouchement était estimé à 15,5%. Dans près de 10% des cas, la cause invoquée était la non-progression du travail, suivie par un désir de pouvoir bénéficier d’une péridurale (3%). 1,3% concernait d’autres raisons, comme les hémorragies. Après l’accouchement, seules 2,6% des femmes étaient transférées, principalement afin de procéder à une délivrance artificielle du placenta.
3. La boucle est bouclée
L’automne est arrivé. Nous retrouvons Myriam dans le café de notre première rencontre. Sur son ventre, Aïda contemple le monde qui s’offre à elle. L’accouchement a pu se dérouler à la maison, comme prévu, au cœur du mois d’août. Comment appréhende-t-on la douleur, lorsque l’on n’a pas de moyens d’anesthésie? «Lors de la naissance de mon premier enfant, Aramis, j’avais déjà envie d’une péridurale après les trois premières contractions, c’était l’horreur, puis je suis entrée dans une bulle. Je ne me rappelle absolument pas des douleurs ressenties. Pour Aïda, des décisions médicales liées à l’administration d’antibiotiques ne m’ont pas permis d’être aussi concentrée que je l’aurais désiré.»
Pour les tenants des naissances naturelles, il est fondamental de pouvoir bénéficier de conditions optimales lors de l’accouchement afin de ne pas bloquer les processus physiologiques. «Pour cela, la future maman doit, grâce à un climat de pénombre, d’intimité et de limitation des interactions, pouvoir mettre au repos son néocortex, une zone du cerveau impliquée dans les fonctions cognitives comme le langage ou la conscience, et qui, dans certaines conditions, peut inhiber la production d’ocytocine», explique Michel Odent, obstétricien français ayant joué un rôle de pionnier dans les années 1960 en développant le concept de salle d’accouchement naturel à la Maternité de Pithiviers, commune située au sud de Paris. Primordiale, l’ocytocine est une hormone qui participe au bon déroulement du travail en augmentant l’intensité des contractions et en facilitant la mobilité utérine. Juste après la naissance, c’est aussi elle qui permet la délivrance du placenta.
«Puissant», «primal», «déconnecté de l’espace-temps», mais aussi «serein» et «respectueux», les témoignages des femmes ayant accouché à la maison semblent se recouper. Pour Myriam, ce sont notamment les capacités de son corps qui l’ont surprise: «C’est un moment où l’on se découvre d’une grande fragilité, mais en même temps d’une force incroyable.»
De la norme à une pratique interdite par la loi
Si 90% des naissances dans le monde ont lieu à domicile selon l’Organisation mondiale de la santé, cette pratique ne concerne plus qu’un petit pourcentage d’accouchements dans les pays industrialisés. Ce basculement vers une médicalisation de la naissance a eu lieu massivement dans les années 1950. «Dès ce moment, l’accouchement à la maison devient complètement marginalisé, décrit Emmanuelle Berthiaud, historienne de la médecine à l’Université de Picardie. Ce tournant s’explique par un remboursement de l’accouchement hospitalier, mais aussi par l’image de sécurité qui lui est accolée. Avant cela, l’hôpital, qui avait mauvaise presse, était principalement destiné aux femmes pauvres ou aux filles-mères.»
Dans certains pays, ce changement de perspective est particulièrement brutal. La République tchèque empêche ainsi les sages-femmes de fournir leurs services ailleurs que dans des hôpitaux placés sous la direction d’un médecin. Si une femme souhaite accoucher à la maison, elle est tenue de le faire seule. En France, les sages-femmes indépendantes sont obligées de souscrire à une assurance pour les accouchements à domicile, or son tarif, fixé à 22 000 euros, équivaut à leur salaire annuel. Parmi les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, 20 permettent expressément l’accouchement à la maison, dont 15 prévoient un remboursement par l’assurance sociale, comme en Suisse.