Les démographes appellent cela «l’effet de moisson», cette hypothèse selon laquelle des évènements inhabituels, comme des canicules ou des épidémies, faucheraient principalement les personnes les plus vulnérables qui seraient décédées, de toute façon, dans les semaines ou les mois qui viennent.

Utilisé à demi-mot par le conseiller fédéral Ueli Maurer fin novembre – lorsqu’il a indiqué à la radio publique alémanique que le nombre de morts élevé en Suisse durant la deuxième vague «faisait partie d’un risque consciemment pris dans une logique de pesée d’intérêts» –, cet argument est aussi régulièrement mentionné par les personnes qui considèrent les mesures mises en place pour lutter contre le Covid-19 comme trop drastiques, ou dans le but de minorer l’impact sanitaire de l’épidémie.

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Mais, et alors que le bilan de la pandémie approche le seuil des 2 millions de décès dans le monde, qu’en est-il dans les faits? Plusieurs études se sont penchées sur la question des années potentielles de vie perdues en raison du Covid-19, en se basant sur les données liées à la mortalité durant la première vague. Et elles sont nombreuses à aboutir à la même conclusion: seule une minorité des personnes ayant succombé au Covid-19 seraient décédées dans un temps rapproché si elles n’avaient pas été infectées par le SARS-CoV-2.

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Années de vie perdues

Plus précisément, si l’on se réfère à une recherche écossaise en pré-publication, les personnes décédées du Covid-19 auraient, en moyenne, perdu 11 ans de vie. Pour arriver à ce résultat, les auteurs ont notamment analysé les données de 6801 victimes italiennes regroupées par âge et par sexe, en excluant le 1% des personnes décédées de moins de 50 ans. L’objectif: calculer combien de temps les différentes cohortes analysées auraient survécu normalement selon l’espérance de vie attendue à leur âge, tout en tenant compte des autres maladies que présentaient les personnes décédées (40% des hommes et 60% des femmes parmi les victimes avaient plus de 80 ans) afin de voir si elles étaient davantage touchées par de multiples pathologies concomitantes, ce qui, selon les résultats obtenus par les chercheurs, ne semblait être que très légèrement le cas.

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Selon une autre étude publiée sur le site medRxiv, et conduite notamment par des scientifiques de l’Université Pompeu Fabra à Barcelone et de l’Université d’Oxford, le nombre moyen d’années de vie perdues pour chaque mort du Covid-19 serait même de 14,5 ans, avec un total de 4 364 326 millions d’années de vies perdues sur quelque 301 377 décès survenus dans 42 pays, dont la Suisse. «Dans les pays fortement touchés, les années de vie perdues à cause du SARS-CoV-2 sont deux à six fois plus élevées qu’avec la grippe saisonnière», notent les auteurs.

Enfin, selon un travail conduit notamment par Erica Wetzler, épidémiologiste à la London School of Hygiene and Tropical Medicine, les personnes décédées du Covid-19 entre mars et mai 2020 aux Etats-Unis auraient perdu 10,8 ans d’années de vie potentielles à cause de cette pathologie, soit juste un peu moins que les maladies cardiovasculaires dont on estime qu’elles engendrent un décès prématuré de 12,4 ans en comparaison à l’espérance de vie attendue.

«Estimer le nombre d’années qu’une personne aurait pu vivre sans contracter le Covid-19 est particulièrement délicat, pointe Joachim Marti, professeur associé au Département épidémiologie et systèmes de santé d’Unisanté, à Lausanne. Si certaines de ces études présentent une méthodologie imparfaite, faute parfois de données disponibles, leur message est tout de même très convaincant. Même en adoptant des hypothèses conservatrices, on est très loin de l’argument avancé par certains consistant à dire que les individus décédés du Covid-19 n’avaient qu’une ou deux années à vivre seulement.»

Surmortalité exceptionnelle

La Suisse n’est pas épargnée par ce phénomène. Selon le réseau EuroMomo (pour European mortality monitoring), qui compile les statistiques de la mortalité dans 24 pays d’Europe, on a pu observer en Suisse, entre les semaines 45 à 50 de l’année 2020, un excès extrêmement fort de surmortalité, faisant du pays l’un des plus touchés du monde, voire le plus touché, en rapport avec sa population.

«Calculée tant en termes de surmortalité absolue (de l’ordre de 7000 morts en 2020) qu’en termes relatifs (plus de 10%) par rapport aux cinq années qui précédèrent, on peine à retrouver des évènements comparables ces cent dernières années», écrit le géographe Pierre Dessemontet sur un billet de blog qu’il tient sur le site du Temps.

Une surmortalité qui n’a pas touché que les personnes les plus âgées. Selon le site de l’Office fédéral de la statistique, la semaine du 7 au 13 décembre, par exemple, s’est démarquée par une surmortalité chez les moins de 65 ans, alors que l’espérance de vie est encore de 20 à 22 ans à cet âge, même en présence de maladies chroniques préexistantes, comme du diabète ou de l’hypertension.

«Au niveau européen, il y a clairement une surmortalité liée au Covid-19 qui est très supérieure à la grippe saisonnière et ceci dans toutes les tranches d’âge, à l’exception des 0 à 14 ans, confirme Murielle Bochud, médecin-cheffe du Département épidémiologie et systèmes de santé à Unisanté. On sait que les personnes décédées du Covid-19 avaient le plus souvent des problèmes chroniques multiples, mais cela a malgré tout diminué leur espérance de vie.»

Justement: selon une étude en pré-publication réalisée par Philippe Wanner, professeur à l’Institut de démographie et socioéconomie de l’Université de Genève, sur les 45 premières semaines de 2020, la surmortalité occasionnée par la première vague épidémique aurait engendré une baisse de l’espérance de vie à la naissance de six ans au Tessin, alors que l’Arc lémanique accusait, au printemps, un recul de trois ans et demi pour les hommes et de près de deux ans pour les femmes. Quant au reste de la Suisse, l’espérance de vie à la naissance aurait chuté d’environ deux ans durant la première vague.

«Ces chiffres paraissent réalistes, mais les données devront encore certainement être consolidées, souligne Murielle Bochud. En publiant une étude en novembre on ne tient pas compte de tout le fardeau de la deuxième vague. On peut donc s’attendre à ce que cela soit une sous-estimation de la réalité.»


Les séquelles à long terme, l’autre fardeau de la pandémie

L’impact du coronavirus ne se mesure pas uniquement par la mortalité engendrée par la pathologie, mais aussi par les souffrances que cette dernière peut engendrer à moyen et long terme chez les personnes qui l’ont contractée

Si le Covid-19 a eu un effet indéniable sur la mortalité, il s’agira d’évaluer également son impact sur la qualité de vie des personnes ayant développé une forme grave de la maladie ou chez qui des symptômes se prolongent sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois, ce que l’on appelle un Covid long. Selon un rapport de la Task Force scientifique nationale Covid-19 publié mi-novembre, «on ne peut encore estimer la proportion des personnes gravement affectées par le Covid-19 qui auront des séquelles à long terme», mais elle pourrait néanmoins s’avérer importante, estiment les experts.

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Les effets possibles à long terme du Covid-19 sont peu documentés, car ce type de données n’est pas collecté de manière systématique. Néanmoins, «il y a des indices clairs que les effets sur le cœur, les poumons et le cerveau durent plus longtemps que la maladie aiguë elle-même», complète la task force.

On sait par exemple que les cas graves de Covid-19 peuvent s’associer à un syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA), nécessitant généralement une ventilation mécanique durant plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Selon des recherches antérieures, seules 48% des personnes touchées par un SDRA ont pu reprendre un fonctionnement normal au quotidien un an après cet évènement, et 77% cinq plus tard.

Par ailleurs, une étude publiée début décembre dans la revue Annals of Internal Medicine, menée par le Service de médecine de premier recours des Hôpitaux Universitaires de Genève auprès de 669 patients ambulatoires accueillis entre le 18 mars et le 15 mai 2020, a montré que six semaines après le diagnostic, 33% de personnes touchées souffraient encore de fatigue, de perte d’odorat et du goût, ou encore d’essoufflement et de toux. Des résultats confirmés par une autre recherche conduite par une équipe anglaise et américaine et publiée fin décembre sur le site medRxiv. Menée par le biais d’un questionnaire distribué à plus de 3762 personnes dans 56 pays, cette dernière démontrait que la plupart des personnes interrogées n’avaient pas totalement récupéré même après sept mois, et que les séquelles de la maladie avaient également un impact sur leur habilité à travailler jusqu’à six mois plus tard.

«On a parfois tendance à oublier que le Covid-19 représente également un fardeau pour les individus qui se sont remis de cette pathologie, appuie Joachim Marti, professeur associé au Département épidémiologie et systèmes de santé d’Unisanté, à Lausanne. Pour avoir une meilleure compréhension de l’impact total de la maladie, il sera nécessaire de réaliser un suivi sur le moyen terme de la qualité de vie des personnes affectées, notamment en termes de capacités fonctionnelles ou encore de santé mentale.»


Un cruel bilan

Avec près de 8000 disparitions (selon les chiffres de l’Office fédéral de la santé publique) entre le 24 février 2020 et le 14 janvier 2021 – soit 91,42 décès pour 100 000 habitants –, la Suisse paie un lourd tribut au Covid-19.

Comme lors de la première vague, les personnes de 80 ans et plus ont été particulièrement touchées depuis l’automne. Cependant, davantage de victimes sont à déplorer dans les tranches d’âge plus jeunes durant la deuxième vague, notamment chez les 40-49 ans.